mardi 29 décembre 2009

Bye bye !

Bonjour à tous !

Près de sept ans se sont écoulés depuis mon arrivée sur Blogger, je suis arrivé en même temps que Gougoul qui rachetait alors la plate-forme.

Maintenant, j'ai migré sur WordPress, une plate-forme bien plus confortable, avec davantage de possibilités.

Tous les anciens articles et les anciens commentaires y sont, rien n'a été perdu - encore heureux sinon je l'aurais eu mauvaise ! - et reste prêt à la lecture !

Oui, en plus j'ai changé d'adresse, mais la raison est simple : un trou du c..., hum, quelqu'un l'a déjà pris.

À bientôt sur Wordpress !

mardi 22 décembre 2009

Toujours en vie !
Mais j'ai du boulot à rendre pour après les vacances, du coup j'ai très peu de temps pour écrire quelque chose qui n'ai pas un rapport avec l'IUT. Et puis je croule sous la tonne de livres à feuilleter... Malgré le fait que ce soit un plaisir, ça me bouffe du temps, sacré boudiou !

mercredi 11 novembre 2009

Au réveil

Qu'en est-il de ces matinées, tandis qu'une pluie fine bat doucement les tuiles des toits, alors que dans nos draps, au réveil, nous avons développé une infinie acuité au bruit ; le doigt caressant le tissu renvoyant une image cotonneuse de neige ; le timide grincement des os au moment de se repositionner ; le son râpeux du revers de la main frottant les poils de barbe naissants ; me murmurant doucement mais clairement : « Non, tu n'es pas sourd. » ?

mercredi 4 novembre 2009

Danse transitoire

Je dévale un sentier qui m'amène dans les bois et qui m'est familier depuis que j'ai emménagé à Pluguffan. Il est bien plus long que dans la réalité, je bondis dans son lacet étroit comme un cabri. Je suis en pyjama et en robe de chambre. Je ne sais pas ce que je porte aux pieds. Soudain, quelqu'un, ou plutôt une forme humaine élancée, sensiblement opaque, de teinte verte mais verte du feuillage environnant, me dépasse non loin en sens inverse. Je m'arrête, elle aussi. Je ne la distingue qu'à peine, mais elle est présente, et nous nous observons, et lors de cette observation réciproque silencieuse, ce fut comme si nous avions échangé plus que nous ne nous serions épuisés à le faire en paroles. Nous nous détournons et reprenons notre chemin au même instant.
En bas, dans l'encaissement recouvert de feuilles de châtaignier mortes, au bord du Ruisseau, m'attendent Gaëtan et Loïc ; ce dernier tient un arc avec une flèche encoché qu'il jette au loin, pensant une chasse terminée. Nous traversons le Ruisseau et remontons le relief par l'autre versant ; le sol est doux et spongieux, une mousse moelleuse a envahi le sol.
Il n'y a plus d'arbres autour de nous, seuls ceux qui délimitent le champ dans lequel nous nous situons maintenant. Le ciel possède ce bleu profond du crépuscule du soir, d'où percent quelques étoiles. La pente se fait moins raide. Devant nous, un attroupement festif s'est rassemblé aux abords de plusieurs foyers, et des musiques vaguement électroniques nous parviennent. Je m'avance dans ce qui m'a tout l'air d'une rave party improvisée. Des individus se bousillent les tympans en dansant à quelques centimètres des baffles géantes. J'ai perdu Gaëtan et Loïc, ils ne doivent pas être très loin.
Pris dans le rythme de la musique, je me mets aussi à danser. Et je bouge, et les pieds et les bras et le tronc et la tête et les jambes ; je ne fais pas attention à ce qui m'entoure, quand je danse, j'ai les yeux souvent fermés, car je communique davantage avec moi-même qu'avec autrui ; c'est un tort, car la danse est un langage, et je vois que certains me regardent danser, d'autres m'ont rejoint, plus de filles que de garçons. Je sue, toujours en robe de chambre. Je me vois souriant, illuminé par les feux éparpillés alors que la nuit noire a posé son voile, continuant à danser, si l'on peut appeler ainsi mes gesticulations. Mais cela n'a pas d'importance, car je me sens bien, dans une paix intérieure.

jeudi 22 octobre 2009

En suspension

J'ai vu Bordeaux du ciel, ce soir-là, mais si j'avais réfléchi sur la manière dont j'ai entraperçu les toits de la ville au soleil couchant, je m'en serais certainement abstenu. M., le copain de H., tenait absolument à me faire monter avec lui dans une sorte de manège tournoyant, manège au nom menaçant mais que j'ai préféré effacer de ma mémoire, situé sur la place des Quinconces, lieu d'une fête foraine.
Les caractéristiques de l'engin pouvaient passablement m'aider à douter de l'aventure : la nacelle au bout de la longue tige montait jusqu'à soixante mètres ; la vitesse de balancement pouvait atteindre les 120 km/h ; il était question de se prendre une accélération de 4 G dans la tronche (c'est-à-dire quatre fois son poids à supporter). Mais même ça ne nous pas empêché de s'installer dans la nacelle. Je pense que si nous l'avions vu en action de près avant de grimper, j'aurais reconsidéré la chose. H. ne nous a pas accompagné.
J'ai compris que j'allais en baver non pas quand je regardais la plaque de tôle quelques instants auparavant sur laquelle nos pieds étaient posés descendre, non pas après le premier brusque balancement en avant ; non, ce fut au moment où nous étions en suspension à la suite du retour en arrière du premier balancement, alors que j'observais avec terreur le sol, parfaitement perpendiculaire, simplement retenu par une ceinture.
Cela se passait si vite... D'un autre côté, je souhaitais que le manège s'arrêtât immédiatement. J'ai senti mon estomac valdinguer à l'intérieur puis je l'ai perdu. Je hurlais comme jamais pendant que M. rigolait à mes côtés. Je crois que j'ai injurié quelqu'un en lâchant un « Sa mère la pute ! », me rapporta M., parce qu'un guignol a apparemment pris le temps de répondre qu'on « n'insultait pas sa mère. » M'en fous.
La machine avait calculé plusieurs stabilisations de la nacelle à ces fameux soixante mètres de hauteur ; c'est là que j'ai admiré l'étendue de Bordeaux (du moins sa rive gauche) et que j'ai saisi que nous pouvions saluer les pigeons perchés sur la statue du Monument aux Girondins. D'aucuns savoureraient ; pas moi. J'en ai eu des étoiles dans les yeux alors que nous retournions violemment en arrière. Car c'est la pire pensée qui me fut passée ans les derniers neurones encore soutenus par la lucidité : les deux secondes immobiles là-haut ne laissaient aucun répit, car derrière il fallait redescendre.
J'étais blanc comme de la lessive en poudre et peu stable sur mes guiboles, mais je l'avais fait. Une seule fois. Jamais plus. Tout comme la descente en rappel du rocher de l'Impératrice. Une seule fois. Jamais plus.

jeudi 1 octobre 2009

Écrits erratiques

« Prises de note » en colloque, aujourd'hui.

Le clochard céleste s'excite, évoque le Pont d'Arcole. Il ne s'arrête jamais. Jamais.

On rigole sur la comparaison de la qualité du saucisson de Madrid avec celle du sauciflard de Saragosse.

La souffrance du manque d'illustrations de Goya fut quasi insurmontable.

La notion de famille chez le peintre, avec le petit-fils Mariano, est déterminante dans la vie de l'artiste.

Elle s'égosille en blablas cynégétiques royaux, en parallèle de la physionomie époustouflante de la reine et l'ingratitude génétique et physique de Charles le Troisième.

Fascination de l'exécuté en pleine lumière, alors que la biographie demande un débat qui s'annonce inepte.

Les cadavres héroïques de l'horreur, ou les cadavres horribles de l'héroïsme ?

L'Axe du Mal des axes de réflexion : famille, amis, opportunisme.

Fluidité de la correspondance par l'intermédiaire de la lumière indirecte.

L'ecclésiastique éclairé par la lumière de Dieu... suivi de pointillés intellectuels.

Fils d'un maître doreur pour un colloque horrible.

Nous l'aimons, ce bonhomme de Goya. Sacré Bordelais !

mercredi 9 septembre 2009

L'avis bordelais

Le bruit s'est tout de suite imposé à mes oreilles, donc à moi. Le bruit m'a tellement assailli, cette déferlante de sons m'a si subitement enveloppé que conjuguée à la température locale, j'ai difficilement trouvé le sommeil, lors des premiers jours. De ma semi-campagne quimpéroise où la seule source de vacarme suffisamment puissant pour traverser le récent double vitrage des fenêtres était l'épanchement primitif de gamins dévergondés, je me vois soudain projeté au cœur d'une des grandes villes françaises, qui bouillonne d'une vie toute mécanisée ainsi que de fêtards lourdement éméchés. Ce constat me fut jeté en pleins conduits auditifs alors que j'écoutais distraitement le jeu d'un guitariste qui braillait du créole, sur la place pavée au pied de mon immeuble.

Notez que je bénéficie d'une acoustique remarquable : la Garonne sur laquelle rebondissent allègrement les ondes sonores ; les constructions alignées en arc, offrant les mêmes capacités qu'un amphithéâtre.

Le hameau bordelais est agréable, les façades sont néanmoins noires. On se demande par quel miracle on l'a inscrite au patrimoine de l'UNESCO. Certes, la promenade sur les quais et dans le centre-ville sont à faire, mais l'habitant n'éprouve qu'un faible respect pour ses congénères. Je ne me plains pas : d'une part le loyer est peu élevé, d'autre part j'apprécie chaque jour davantage cette ville, malgré le fait que certaines gens ne peuvent se retenir d'uriner sur les murs, délivrant une forte odeur acide ; que les innombrables crottes de chiens mousseuses/coriaces jonchent/incrustent les pavés, ce qui induit un manque d'éducation de leurs maîtres et leur irresponsabilité ; que les mendiants ne savent distinguer les BB (Bourgeoises Bordelaises, monnaie courante) des EPF (Étudiants Peu Friqués, monnaie courante), notamment sur la piégeuse rue Sainte-Catherine (tout un programme). Pour ces derniers, je suis désolé de leur situation, mais je n'y peux vraiment pas grand-chose.

Je suis heureux de ce que j'étudie aujourd'hui, le déplacement vaut le détour. Je me sens redevenir moi-même quand je suis animé de cette manière, c'est-à-dire stimulé intellectuellement. Je reprends le rythme, après deux années d'arrêt, travailler autant est une bénédiction car mes idées s'éclaircissent, mais dans le même temps une malédiction car j'ai toujours autant de mal à m'organiser. Je me soigne.

Une autre chose que m'a judicieusement soufflé une collègue de classe, que je pense pouvoir qualifier d'amie, c'est la pollution qui charge l'air. Il n'y a pas ce salvateur vent d'ouest pour chasser sur l'Île-de-France les miasmes catalytiques du pays Glazik, c'est pourquoi les vêtements se retrouvent vite enduits d'une sorte de poussière sournoise qui s'enracine dans les fibres et qui émet, si l'on ne s'y prend pas assez rapidement, une flagrance métallique fort déplaisante. Là non plus, je n'y peux pas grand-chose, c'est le lot des villes d'importance.
Les surprises, bonnes et mauvaises, se dénichent à chaque changement de rue. J'ai situé un local qui dispose de quantité de plateaux d'échec prêts à être utilisés, et la tentation d'y entrer s'intensifie à chacun de mes passages devant.

Cependant, il se trouve pire que la chaleur, pire que le bruit pour anéantir mes nuits, et pourtant ces deux nuisances sont plus ou moins liées avec celle que je vais vous présenter : le moustique. J'en ai parlé dans un billet qui date, pourtant douloureusement d'actualité. Je les maudis. Je suis sur place depuis le 11 août dernier, je n'ai comptabilisé que quatre plages de sommeil ininterrompues par ces bâtards d'enculés. Ma grossièreté inhabituelle est à la hauteur de l'extraordinaire capacité d'emmerdement qui est la leur. Montaigne disait qu'il aimait que son serviteur le réveille la nuit pour qu'il puisse apprécier les heures qu'il lui restait à dormir ; un moustique ne sert à rien, il hante. Elle hante serait plus proche de la vérité, d'ailleurs.

Amusant le fait que mes prédécesseurs dans ma chambre eurent eux aussi le même combat impitoyable à mener. Çà et là je repère quelques traces sanglantes sur les murs et le plafond.

lundi 24 août 2009

Un voyage vers Bordeaux

Le mercredi 3 juin [voyez comme ce texte date], à 11 h 12, mon train s'ébranle. L'ordre de départ venait de l'heure inscrite sur mon ticket même, aucune raison dans ce cas qu'il ne partît point. Un wagon d'un CIC avec des sièges de première classe, mais au final malgré tout un wagon de deuxième classe. L'air conditionné m'aida à supporter la vieille vêtue d'un pantalon collant noir à pois blancs ; la déchéance vestimentaire a atteint les vieux, c'est dire l'époque désastreuse que l'on vit. La malsaine tentation qui m'assaillait afin de regarder en entièreté la tenue de ma voisine n'a pas vaincu ma curiosité. Au plus saurais-je le titre du pavé mièvre qu'elle parcourait : Et tu périras par le feu. À flamber d'horreur.
Nantes : on approche des 14 heures. Je dois changer de train pour rallier la capitale de la piquette. Je n'imaginais pas passer de ce qui allait apparaître un moyen de locomotion idéal à un véritable char à bœufs. Déjà, le jeune blanc-bec m'a pris ma place. Il ne sait pas lire Fenêtre ? Au bout du compte, bien m'en a pris, il restera sous les affres solaires tout au long du trajet, exposition que mon épiderme n'aurait absolument pas supporté. Lui porte un ensemble jogging noir estampillé Adadas [dédicace au Petit Spirou], arbore un visage buriné, des cheveux ras sauf le sommet du crâne amoureusement badigeonné de gel, et un pendentif en forme de main de Fatima. Oh putaingue...
Il ne s'est dévêtu de son survêtement qu'au bout de deux heures. Comment a-t-il pu tenir ? Il a vécu à Djibouti ou quoi ?
Que je parle de Djibouti n'est pas anodin. Le gredin, lorsque le contrôleur vint à débouler dans l'allée, sortit un papier rose militaire pour confirmer le prix affreusement rabaissé de son billet. De mieux en mieux. Soudain, le téléphone sonne, je suis obligé d'écouter son accent urbain (doux euphémisme) et certains propos relatifs à un cassage de gueule parce qu'un quidam l'avait « saoulé », ainsi que de tribunal subséquemment avec le fait brutal évoqué précédemment. Que demander de plus ? Qu'il joue à la PSP ? Le kitsch du jeu vidéo de luxe.
En face de moi... Oui, j'ai oublié d'ajouter le fait que j'étais au tournant du wagon, c'est-à-dire à l'endroit où les sièges d'orientation différente se font face. Une première en ce qui me concerne. Donc, en face de moi, une mémé. Nos pieds avaient à vivre en cohabitation, ce qui donnait lieu à d'étranges ballets.
J'ai tellement transpiré du dos qu'il ne s'en est fallu de peu que je fusionne avec le siège.

Il est 18 heures passées, me voilà à Bordeaux.
Première étape : boire. Je suis un chameau, mais les chameaux aussi doivent boire.
Seconde étape : trouver l'auberge de jeunesse. J'avais dessiné un plan, cependant j'ai une bonne mémoire et j'y vais de tête.
À l'accueil, une affiche « Complet » n'augure rien de bon, ce que me confirme la tenancière. Un jeune homme qui a un problème de serrure m'apprend que tous les établissements hôteliers n'ont plus de chambre libre car... le Président de la République vient en ville demain, et ses groupies l'ont suivi.

dimanche 2 août 2009

Annonce au monde !

Puisque les choses bougent chez moi, et que je n'ai pas encore rédigé les premiers jets des chapitres suivants de Ne laisse personne..., je vais prendre quelques jours pour m'installer tranquillement à Bordeaux, puis je reprendrai l'écriture ! Cet intermédiaire ne prendra pas beaucoup de temps, je vous rassure.

Pardon. Là-dessus, je n'ai pas tellement su gérer...

samedi 1 août 2009

Ne laisse personne te castrer #9

« Mais, Morgan, c'est bientôt ton anniversaire ? s'exclame Camille.
— Comme si tu l'ignorais, fit l'intéressé, ne pouvant s'empêcher de sourire.
— Oh dis, ne fais pas ton ronchon. Ça vient de me revenir. Tu feras quelque chose, pour l'occasion ?
— Mmmh, je ne sais pas encore. Il y a des chances. Mais il est fort possible que je ne puisse avoir qu'un nombre limité d'invités, et il faudra bien faire des malheureux... » fait-il en la regardant de biais.
Camille le regarde deux secondes, puis ses yeux s'agrandissent lentement.
« Tu n'oserais pas, espèce de goujat.
— Tout de suite les insultes ! » s'esclaffe Morgan, avant de plaquer une main sur sa bouche pour rire. Les deux étudiants travaillent au fond de la bibliothèque universitaire, au-delà des rayons remplis de littérature étrangère.
« Je blague, je blague. Ce serait bien vide si tu ne venais pas.
— Et comment ! Passe-moi le dico, gougnafier.
— Gougnafier ! Où tu vas pêcher ces mots ?
— Mon p'tit gars, étant donné que je suis frêle — si, si, je le suis —, il me faut défendre ma personne par des mots qui paraîtront désuets lors d'une dispute (tous les sens du terme), et qui déstabiliseront peu à peu mon adversaire. » Cela dit à grand renfort de gestes et chuchotis. « Je lis, mon ami, je lis ! » Il se regardent, puis rient de nouveau.
« Tiens ! Tu sais, la bonne femme pète-sec qui m'avait acheté des livres pendant les puces ?...
— Oui ! Quoi ? Attends, elle a osé te rappeler ?
— Même pas ! Elle n'en a pas eu le courage. C'est son mari que j'ai eu au téléphone !
— Pas possible !
« — Allô ? » fait Morgan, imitant un combiné avec ses doigts.
« — Allô bonjour, je suis Claude W. Pourrais-je parler à Morgan C., s'il vous plaît ?
« — C'est moi-même.
Camille pouffe.
« — Voilà, je vous contacte parce que ma femme vous a acheté trois livres aux puces, et dans celui intitulé Le Temps des secrets, il manque deux pages des dernières. Elle voudrait se faire rembourser... »
— Mais c'est dingue ! Quel culot !
— C'est comme ça. Mais ça ne m'a pas surpris. C'est lui qui passe cet après-midi à la maison, mais comme maman est là, elle s'occupera de tout ça. Après, je donnerai les livres à qui les veut.
— À moi, pourquoi pas. Je sais à qui je pourrais faire plaisir. »

mercredi 29 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #8

Il existe de ces personnes, de l'instant où l'on remarque leur présence, l'on sait que tôt ou tard dans la journée, nous aurons affaire à eux. On n'explique pas ce genre de rencontre soudaine, brève, quelquefois délétère, mais dont on se remémore le souvenir avec une grimace mi-figue mi-raisin sec, parce que tout de même, c'était assez embarrassant à vivre.
Dominique avait décroché les yeux du livre qu'elle tenait entre ses genoux pour regarder l'entrée principale, comme si elle avait tiqué sur une flagrance fugace ou un son subliminal parmi le brouhaha ininterrompu. Elle tomba sur une femme qui lui semblait dégager une vague lueur repoussante, subtilement méphistophélique, sans vraiment chercher à comprendre pourquoi, machinale, son aimant interne s'était braqué sur elle. Dominique, songeuse, la suivit un instant de son poste, inexpressive, avant que la foule ne la lui fasse perdre de vue. Elle reporta son attention sur Morgan qui se débrouillait fort bien pour vendre les livres, le tas s'étant sensiblement réduit d'un bon quart. Elle regarda bienveillante, cette peau presque diaphane piquetée de taches de rousseur qui se plissait et se mouvait, souple, alors que son fils vantait les valeurs universelles d'un ouvrage à un badaud.
Elle fut tirée de sa lecture par une question au ton étonnamment pressant :
« Qu'est-ce que vous lisez, Madame ? »
Dominique un peu déboussolée au sortir des pages regarda son interlocutrice avec surprise. Cette dernière ne lui souriait que des lèvres. La mère de Morgan se reprit en un battement de cils.
« Ah ! Bonjour madame. Je suis en train de lire Éloge de rien...
— Oh, c'est rigolo comme livre, il est tout petit. Ça parle de quoi, au juste ?
— Eh bien, c'est une réflexion du XVIIIe siècle sur le Rien. Je vous en lis un passage, si vous voulez », fit précipitamment Dominique, qui se morigéna sur le pourquoi elle s'engageait dans une discussion avec cette femme qu'elle avait jugée immédiatement antipathique.
« Qu'est-ce que l'homme apporte avec lui en venant au monde ? Rien. Quand remporte-il, quand il en sort ? Rien. »
« Hum, bien bien, déclara l'autre en produisant une moue fine, ça m'a l'air psychologique, et je n'ai pas envie de me casser le cerveau à lire ! » Elle termina sa phrase d'un air fat, scrutant le mur du fond par-dessus Dominique, qui resta interdite. « Vous, jeune homme ! repartit-elle, alors que Dominique s'apprêtait à lui dire que son petit livre n'était pas à vendre, que me conseilleriez-vous comme bonne lecture divertissante ? » Elle s'aperçut tout à coup du fauteuil roulant, et du phrasé mâtiné d'impétuosité se déclina en mielleux.
« Pourquoi pas celui-là ? » dit Morgan tranquillement. Il lui tendit La Gloire de mon père de Marcel Pagnol, elle le lui prit avec un sourire plus affectueux qu'à sa mère.
« De quoi ça parle ? Ce titre me dit quelque chose...
— C'est le premier tome autobiographique de Marcel Pagnol...
— Oui, oui ! le coupa-t-elle. Exact ! Ça se passe au Pays Basque !
— Euh, je ne pense pas, il me semble que c'est dans les environs de Marseille... Maman ?
— Tout à fait, en Provence, acquiesca-t-elle froidement.
— Ah, oui, oui ! Marseille, les cigales. » La femme, entendant « Maman », avait difficilement dissimulé sa surprise. Elle passa de Dominique à Morgan discrètement, tandis que ce dernier donnait quelques détails sur la vie de Pagnol, essayant de dénicher des ressemblances.
Dominique tentait de replonger dans sa lecture, mais l'arrivée impromptue et désagréable avait occasionné un stress contradictoire avec cette journée qui s'annonçait active dans le bon sens. En quelques instants on l'avait mise sur les nerfs, et bien que cherchant un expédient à cette femme, la reprise de sa lecture se trouvait parasitée, ce qui l'exaspérait davantage. Le visage fermé, elle parcourait la salle du regard, faisant mine de ne pas suivre la conversation voisine.
« Ma foi, vous m'avez convaincu, jeune homme. Je vais prendre les trois. Mais, si ce n'est pas trop indiscret, puis-je vous demander pourquoi vous vendez ces livres ?
« Quelle innocence expressive ! » ironisa Dominique en pensée.
— Je les ai en double, madame. Je fais de la place pour d'autres livres, répondit Morgan.
— Dans ce cas, j'achète la moins bonne version que vous aviez ? »
Dominique se tourna à demi.
— Celle que j'ai jugé la moins confortable à tenir dans ma main, c'est vrai, dit Morgan, sans se laisser bousculer. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne vous siéra pas.
— Siéra pas... Non, je voulais dire, si jamais je m'aperçois qu'il manque une page ou deux, je me sentirai un peu lésée, vous comprenez ?
— Si une telle chose arrive, madame, je vous les reprendrai. Je vous donne mon numéro de téléphone, si vous le souhaitez. »
Ainsi fut fait. La cliente s'en alla avec les trois tomes de Pagnol. Une fois que Dominique la vit disparaître derrière la porte des toilettes, elle soupira :
« Ouuuh... Pénible ! En lançant un regard éloquent à son fils.
— Elle m'appellera, tu verras. C'est une personne à se croire « lésée » quoi qu'il arrive. »

samedi 25 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #7

Le dimanche de la troisième semaine de novembre, Morgan et sa mère tinrent un stand de trois mètres à l'occasion des puces de Quimper, qui se déroulèrent au Pavillon, à Penvillers. Ils obtinrent gain de cause lorsqu'ils demandèrent à avoir une place pas trop éloignée de l'entrée principale, par décence pour Morgan.
Ce dont les organisateurs ne pouvaient se douter, c'est que ce jeune homme s'adonnait à la musculation régulière de l'ensemble de son corps, et, façon de parler, pouvait gambader des heures avant de se fatiguer. Il n'avait jamais ressenti quoi que ce soit en provenance de ses membres postérieurs, il n'avait pas cette présence fantôme que percevait parfois des individus amputés d'une partie de leur corps, mais apprendre à marcher lui avait été interdit, et l'on s'interroge précocement sur soi et son intégrité physique lorsque l'on se compare au reste de la population. Il y a cinq ans, Morgan s'était résolu à ne pas s'apitoyer sur lui-même, en portant un nouveau regard sur ce contenant dont il était échu. Faisons d'abord avec ce qu'on a.
Un scrupule à le demander, cet emplacement bien orienté ? Non.
Nous sommes des êtres humains. Qu'est-ce qui nous différencie de l'humanité valide, si ce n'est cette enveloppe un brin concassée ? Cet emplacement n'est pas un privilège.

Nombre d'affaires mis en vente étaient des livres relativement bien conservés ; comme on a pu le montrer au-dessus, cet objet a tenu et tient un espace à part dans l'éducation familiale. La volonté de s'en séparer tenait dans le fait que les goûts évoluent. Ç'a été un choix difficile pour certains ouvrages, cependant Morgan se disait que des anthologies, des collections ou des œuvres complètes offraient un plus large panel de plaisir, de même que par exemple, au lieu d'acheter pleins de poche de Joseph Conrad, il prendrait les œuvres complètes. Plus économique en encombrement sur l'étagère, plus érudit également, peut-être pas moins cher...
Il est triste d'en venir à l'achat ; ce n'est pas la peine d'essayer de prendre en prêt à la bibliothèque, quelqu'un vous aura précédé. Les études sont d'un ruineux...
Morgan emportait vaille que vaille deux cartons à la fois sur ses genoux, sa mère les sacs plastiques. Ses cheveux châtain clair retenus en catogan, Dominique ne lâchait rien à ses biceps qui hurlaient de tension. En les posant à terre près des tréteaux, elle n'eut qu'un commentaire : « J'espère qu'ils seront plus légers en partant. »
Bon anniversaire, espèce de vieille carcasse.
26 balais.

mercredi 22 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #6

Il vient de quitter son groupe qui s'était réuni dans le restaurant universitaire, après la pré-rentrée. L'arrêt de bus n'est pas très éloigné de l'université. La ligne 1, reconnaissable car affichant un logo blanc d'un handicapé en fauteuil roulant sur fond bleu (« Ça claque ! »), le dépose rue du Parc, le nœud des lignes en plein centre-ville de Quimper. Il roule jusque la place Saint-Corentin dominée par la cathédrale éponyme, puis remonte la rue Élie Fréron où se situe sa librairie favorite, « Les Divins Mots », qu'il rallie malgré la difficulté d'accès (la rue est en pente et les trottoirs sont pavés). Il bavarde avec le libraire, un homme affable et foncièrement gentil, commande une anthologie des lais, achète Alcools d'Apollinaire et Chimères de Nerval. Il remercie en s'en allant, redescend jusque la Place au Beurre et rejoint la rue Kéréon. Heureusement nous sommes jeudi et il n'y a pas marché boulevard du Moulin au Duc ; il traverse le rond-point suivant qui joint différentes rues dont celle du Cosquer qu'il emprunte, traverse le pont Edmond Rostand, longe le Steir (il évite le sentier les jours de pluie), rejoint sa rue de Stéphane Mallarmé et sa maison, la numéro vingt-sept.
Sa mère n'est pas encore rentrée du travail, apparemment. Il se rappelle soudain qu'elle est d'astreinte cette nuit. Elle travaille en tant qu'adjointe administrative au sein d'une mairie de la banlieue nord quimpéroise. Une note attend Morgan. Il y a des pâtes à la carbonara dans le frigo qu'elle a préparées.
Il s'empare de ses béquilles, se dirige vers sa chambre. Il a rapporté de chez ses grands-parents une partie des œuvres complètes de Victor Hugo et il en épluche les index lorsqu'il lâche une exclamation de contentement. Il va étudier Hernani cette année en littérature comparée, et le hasard fait bien les choses.
Morgan réchauffe son dîner au micro-ondes, dîne, s'offre une poire en dessert, tout en regardant deux épisodes des Griffin sur son ordinateur. Il adore le personnage de Joe Swanson, l'homme au fauteuil roulant qui est en plus policier, les blagues et les situations qui s'y rapportent le font vraiment rigoler. Il jette un œil sur sa boîte aux lettres électronique, parcourt le site du Monde, se branle sur un film pornographique selon toute apparence d'Europe de l'Est, fait sa toilette du soir, se saisit du volume contenant Hernani, se couche, écrit sur son journal une bonne heure, lit jusqu'à sentir ses yeux devenir pesants, éteint la lumière, s'endort.

samedi 18 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #5

Morgan ne s'est lié d'amitié qu'avec des filles à l'université. En Première année, il avait bien tenté de faire connaissance avec des garçons, mais soit ils ne lui correspondaient pas de caractère, affichant une désinvolture qu'on voulait croire attractive, soit ils l'ignoraient. En général, les Dom Juan de pacotille attrapaient une ou deux « proies », restaient plus ou moins ensemble puis se séparaient. Morgan se refusait de porter un quelconque jugement sur leurs mœurs, au contraire, cela l'indifférait. Un jour, l'un de ces énergumènes l'interrogea plus qu'il ne discuta sur le sujet (« Soyons indulgent, il n'a pas dû voir un fauteuil roulant d'aussi près de toute son existence. ») ; à une question qui disait si ça ne le tentait pas, toutes ces meufs qui frétillent autour de lui, il répondit ceci : « Je ne consacre probablement pas autant de temps que toi à ma libido. » Dans les cordes. L'autre en pondit une corrélation douteuse entre les notes élevées et l'apparente sexualité en berne de Morgan.
La masturbation, cela se règle entre mimine et pipine, et c'est de la sexualité, point. On alors je ne sais pas où ranger tout ça.
Et depuis il y avait Pénélope.
On a vite fait le tour des garçons en Lettres Modernes. Morgan avait rapidement voulu sympathiser avec une ou plusieurs filles. Ce ne fut pas très difficile, il avait un humour qui faisait mouche. Et l'on se souvenait plus facilement de lui, malgré le taux horaire faible de cours hebdomadaires. Vers le milieu du semestre, un groupe solide de neuf étudiants s'était formé, ce qui dénotait du reste de la classe. Intelligent, drôle, pertinent, ses copines l'adoraient, et il le leur rendait bien ; il était bien plus naturel avec elles qu'il ne l'avait jamais été avec quiconque dans sa scolarité. Bien sûr il y eut quelques œillades entre lui et deux ou trois demoiselles, mais cela périclita en douceur et l'amitié, cet amour faux, put s'épanouir.

mercredi 15 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #4

Journal de Morgan, le ../09/08 (extraits)

La pré-rentrée, aujourd'hui. S'il n'y avait pas le choix de l'option à définir, je ne me serais sûrement pas déplacé. Écouter le directeur du pôle les yeux papillonnants et paraissant chercher son entrain, quel ennui ! Je plains les Première année qui le découvriront. Mais avec les filles, que j'ai retrouvées, on a bien rigolé. On occupait la ligne du fond du petit amphithéâtre et ça chuchotait sec, au grand dam des mêmes culs-serrées attentives au prêche. À celles-ci on avait envie de leur dire que ses conseils (« Beaucoup de travail personnel en plus des cours... » ; « N'hésitez pas à demander de l'aide aux professeurs... » ; « L'assiduité est primordiale... »), il nous les avait baratinés les deux années précédentes, et qu'on n'en serait pas là si nous n'avions pas appliqué un minimum de sérieux.
« Mais, quoi qu'il en soit, je ne pense pas que vous seriez en Troisième année si vous ne vous étiez pas imposés un tant soit peu de règles strictes, hein, ou alors c'est que vous avez un pouvoir spécial ! (rire toussotant) »
Ben tiens, qu'est-ce que je disais. Alors pourquoi tu nous emmerdes ?!
[…]
Je suis allé chercher une clé pour l'ascenseur central, à l'administration. Combien de fois j'ai entendu les filles grogner de leur mauvais accueil, là-bas. Je n'ai pas ce problème. Ils me connaissent tous, au moins de vue. Cela ne relève pas non plus d'un effort monumental, je suis un des deux seuls en fauteuil de la fac.
[…]
Des poètes, du théâtre et des lais au programme de ce semestre. J'ai pris histoire du cinéma en option, on va voir ce que ça donne. Pas de raison que ça soit inintéressant.
[...]

samedi 11 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #3

Morgan était en vacances chez ses grands-parents maternels, à Marly-le-roi, petite ville bucolique de la banlieue ouest parisienne. Ils aimaient leur petit-fils, naturellement, faisant abstraction de son handicap aux jambes comme s'il s'était agi d'un insecte tenace que l'on ne pouvait chasser, et auquelle on devait s'accoutumer. Seulement, Mamie adorait Morgan plus que ses autres petits-enfants pour une raison qu'elle gardait cachée : il était roux.
Avoir des cheveux roux était le parangon de la beauté pour Mamie, la quintessence du sublime, la venue d'Adonis sur Terre. De ses trois enfants, aucun d'entre eux n'avait développé ne serait-ce que des taches de rousseur, et elle en avait été secrètement peinée, sans s'en ouvrir verbalement ; « Après tout, ce n'est pas de leur faute, à mes minots », conclua-t-elle.
Jeter l'absolu sur un critère esthétique peut s'expliquer par divers types d'événements : une révélation, un choc, une habitude, que sais-je encore. Dans le cas de Mamie, on n'avait pas la moindre idée. Un amour de la prime jeunesse ? Des recherches sur Ramsès II ? Une lecture multiple de Poil-de-Carotte ? On pouvait émettre foule d'hypothèses farfelues, le résultat revenait au même.
À la naissance de Morgan, débarquant trois jours après l'accouchement, elle fondit en larmes à l'énonciation de possibles traumatismes irréductibles. « Pauvre créature » sanglota-t-elle, désemparée face à la nouvelle. En se penchant, elle vit la tête toute fripée du nouveau-né et elle s'arrêta à mi-hauteur, hoquetante, en apercevant le léger duvet roux flamboyant du crâne. Son amour devint sans limites pour ce bout de chou frappé par le sort. Elle tenta aussitôt de rassurer sa famille en déclarant que tout compte fait, « on a tous en soi un handicap, visible ou non ». Dominique, sa fille, elle également terrorisée un temps par cette double inconnue, la naissance et le handicap, reprit courage en voyant sa propre mère tout sourire, se méprenant toutefois sur la nature de sa joie.
La maison de Marly-le-Roi, situé sur les hauteurs, dans la vieille ville, n'était pas du tout adaptée pour le quotidien d'un handicapé hémiplégique, à la grande consternation de Mamie : uniquement des escaliers aux entrées, pas de chambre au rez-de-chaussée et ne parlons pas de salle de bain. Les grands-parents attentifs firent élever une rampe de béton sur la façade septentrionale de la maison qui rejoignait une véranda. On traversait dans sa largeur cette même véranda pour atteindre la porte-fenêtre d'une belle chambre exposée au sud, la lumière entrant par une large ouverture, et dans le fond, une salle de bain très confortable, mitoyenne de la cuisine (une histoire de conduite d'eau). Il s'agissait d'un bureau, autrefois, mais comme la maison possédait en sus deux étages, il fut aisé de transférer les affaires là-haut.
Rien n'était trop beau pour le petit rouquin de Mamie. Morgan, quand il fut en âge de comprendre, les en avait remerciés.
Ils l'autorisaient à piocher dans leur grande bibliothèque. Ils tenaient à leurs livres, c'est pourquoi ils avaient éprouvé une certaine tergiversation avant de le laisser manipuler les lourds et imposants ouvrages. De nos jours, rares sont les garçons qui s'adonnent à la lecture des Essais de Montaigne à l'âge de quinze ans ; faut-il connaître ce que c'est, d'une part, et avoir un Papi pour le commenter de façon ludique, d'autre part. Morgan ne s'ennuyait jamais à parcourir les rayons, il aimait ressentir cette douce force érudite qui sommeillait derrière chaque reliure qu'il lisait. Il se serait cru dans Les Mots de Sartre.

mercredi 8 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #2

Journal de Morgan, le ../08/08 (extrait)

[…]« Tu veux rentrer ? » qu'elle m'a fait. J'ai regardé la plage parisienne qui s'offrait à moi, grise, et j'ai acquiescé en silence. Elle a voulu conduire mon fauteuil, j'ai protesté, mais elle n'a rien voulu savoir, en arguant du fait que ces damnées travées étaient salement caillouteuses, et que de toute manière, elle y prenait du plaisir, car on l'y mettrait elle aussi bien assez tôt. Pas faux.
On est repassé devant la piscine olympique, et j'ai imaginé qu'un jour, la robotique sera si évoluée qu'elle rendra possible à des gens comme moi de nager avec une prothèse en forme de queue de poisson, semblable à une sirène. J'en ai fait part à Mamie qui a étendu mon fantasme en peignant un paysage sous-marin où elle voyait ma maison, avec un sas me permettant de partir en exploration comme il me chanterait. J'ai hâte !
Elle est une calamité sur les routes, je ne me suis pas gêné pour lui dire que j'avais peur quand elle était aux commandes. Elle a pris un stop pour un cédez-le-passage ; il n'y avait personne sinon c'était le carton assuré. Même pour une septuagénaire assumée et un demi-siècle de permis de conduire, moi, avec une année le papier rose en poche (je laisse de côté la période de conduite accompagnée, ça ne compte pas), je remarque qu'elle est un danger public. Papi aurait pu faire l'effort de venir.
Arrivés à Marly-le-Roi, j'ai décliné fermement son aide et, encore secoué par ce rallye urbain, j'ai roulé sur la rampe. […]

samedi 4 juillet 2009

Ne laisse personne te castrer #1

Que c'est bon de sentir les embruns fouetter son visage !
Le catamaran filait comme un espadon fendant les flots, fouaillant les vagues, tranchant l'écume. Morgan laissait à la manœuvre son moniteur, voulant capturer les yeux fermés les impressions du grand large. C'était un court instant de luxe qu'il s'accordait, celui de ne pas admirer l'étendue d'eau bleue sombre, car il naviguait pour la première fois sur l'océan, en dix-neuf années d'existence cela ne s'était pas réalisé. Alors il se concentra et d'un coup il vibrait de plaisir à l'unisson du bateau, il marchait, non, il courait, que dis-je, il fusait littéralement à la surface, et c'était si bon, il ne savait s'il pleurait, son visage était tout de sel, le soleil lui creusait des rides, et des gouttes piquantes rafraîchissaient son nez qui commençait à brûler, mais il s'en contrefichait, il était bien, il ne s'était pas senti aussi bien depuis longtemps, même depuis Pénélope, et il se refusait de penser à autre chose qu'au présent, car ce qu'il expérimentait était unique, et quoi qu'on en dise la première fois détermine, calibre le reste, et celle-ci est phénoménale, inouïe, oh comme j'aime être là, son nez coulait, c'est qu'il devait pleurer, pleurer de joie, car il le sentait, son cœur battait la chamade, chaud, rouge...
Il y a toujours un stimulus pour nous éjecter d'une rêverie, un truc si insignifiant que la seconde qui suit l'a évacué de notre mémoire courte. Si minuscule, si puissant cependant pour fracasser ce miroir aux souvenirs, nous tirer par la peau des fesses et nous montrer par contraste à quel point notre rêverie, c'était le pied, et que maintenant c'est minable.
De la terrasse de Saint-Germain-en-Laye, Morgan ouvrit ses paupières et vit la Défense qui dominait la couronne occidentale parisienne.

jeudi 18 juin 2009

Citation

« Mieux vaut rouge au front que plaie au cœur. »
L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (II, ch. XLIV)

mardi 16 juin 2009

Le Pin noir de Tōkyō

Alors que je m'éloigne de l'hôtel, quelqu'un me hèle :
« Monsieur V. ! Monsieur V. ! Attendez ! Votre courrier ! »
Le brave s'approche de moi, tout essoufflé, et me tend une liasse d'enveloppes. Je le remercie verbalement et par un billet de mille roupies.
Mon taxi me dépose à la gare Chennai Egmore ; le train en partance pour Râmeshvaram, terminus, est déjà à quai, et ses wagons sont naturellement bondés d'un bout à l'autre. J'ai évité la cohue monstrueuse, et j'en suis bien heureux ; j'ai tout de même passé l'âge, à bientôt soixante-six ans. De toute manière, le trajet verra en quantité invraisemblable le débarquement et l'embarquement d'individus, c'est un spectacle que l'on expérimente malgré soi. En toute objectivité, j'ai eu le loisir de noter quelques différences comportementales au cœur des transports en commun entre des pays tels que celui-ci, l'Inde au demeurant, et le Japon : l'étroitesse urbaine sévère de ce dernier ordonne à la population de se rapprocher d'autrui jusqu'à l'insoutenable ; impossible d'avoir un wagon réservé aux femmes en Inde, par exemple. Mais c'est une question sociétale assez intéressante pour qu'un sociologue s'y soit penchée.
Et ici, j'ai la place et l'intimité suffisantes pour décacheter ces lettres reçues in extremis.
« Cher Monsieur V. Anand... » Recevoir une lettre de son banquier me jette toujours un froid. Je l'ignore pourquoi. Ce doit être pathologique. Et puis il est étrange de se voir donner du Cher Monsieur, après l'anonyme Cher client des débuts, une fois que l'on gagne bien sa vie.
« Mister V. Anand... » Une missive d'un admirateur ; au vu de la pauvreté de son vocabulaire anglais, j'estime qu'il doit être Français ou Étasunien. Il en a oublié son adresse d'expédition.
Imprimés sur la suivante, deux kanji familiers retiennent immédiatement mon attention : 囲碁, signifiant « jeu de go ». Absorbé par ma lecture, j'en oublie jusqu'aux cahots du départ et le vacarme afférent, mais pour ce faire je n'ai plus besoin d'un grand effort, les années ont œuvré en ce sens, car voyager m'est devenu une seconde nature.
La lettre est émise sans surprise par la Nihon Ki-In.
Je retire mes lunettes, me redresse et m'appuie sur le dossier du banc. Les fenêtres opacifiées par la fine poussière des terres orientales, le train, ayant atteint sa vitesse de croisière, bringueballe à travers des paysages qui défilent, auxquels je n'accorde qu'un intérêt limité, relevé grâce à la perspective qui offre une reptation toute locale aux routes sinueuses. Les éclats sauvages du soleil sur les petits lacs et rizières imprègnent mes rétines et me renvoient au présent.
La Nihon Ki-In, la plus importante des ligues professionnelles japonaises de go, a décidé l'organisation d'un tournoi exceptionnel, doté d'un prix tout aussi exceptionnel. Ce prix consiste en un goban en kaya, de bols en acajou, de pierres blanches en marbre blanc du Rajasthan et de pierres noires en diamants noirs du Brésil. Je n'ai pas pris la peine de m'écorcher la vue en lisant l'estimation de cette œuvre d'art — une fortune proprement indécente, au regard de l'enjeu.
Un jubango entre ma personne et mon adversaire légendaire, Cho Kaneda.
Ils souhaitent à l'aide de cette entremise — c'en est pitoyable — un vainqueur pour définitivement nous départager.

Je suis né au Sri Lanka, à Ratnapura, plus communément surnommée la Cité des Gemmes. Ma mère avait coutume de dire que notre île était une larme de beauté sur l'océan, libérée suite à l'intrusion d'une poussière dans l'œil de Vishnu ; pour cette raison, mes frères et sœurs devions nous sentir pieux et fiers d'avoir débuté notre vie terrestre au Sri Lanka. Mon père, plus pragmatique sans doute, était un marchand de gemmes, très reconnu et très apprécié dans la région ; ce commerce juteux, qui avait appartenu à mon grand-père (je n'ai connu aucun de mes grands-pères), devait quelque peu aider à cette renommée.
C'est pourquoi, comparativement à des centaines de milliers de mes compatriotes, je n'ai pas eu à me plaindre de ma jeunesse. Jours bénis que ceux passés à folâtrer en vue du Samanalakanda, où ma famille, à Maskeliya, possédait une maison de villégiature.
Pourtant, mon père nourrissait en lui une sorte d'appréhension à l'égard de l'avenir de sa descendance, et elle fit surface lorsqu'un jour, devant mon insistance qui vainquit sa répugnance, il m'emmena faire une visite d'une de ses mines. Nous ne descendîmes même pas à vingt mètres de profondeur ; la promiscuité insoutenable à l'intérieur de cette fourmilière humaine, nageant dans une atmosphère suffocante de chaleur et de poussière me procura un choc. Mon père m'évacua aussitôt, mais j'ai longtemps subodoré, à raison, que son traumatisme s'était cristallisé sur l'image d'une bande de gamins employés dans sa prospection, et qui s'enfonçait dans les ténèbres à nos côtés, au moment où je paniquais. Cette vision d'enfants à l'âge sensiblement équivalent au mien, grattant la roche dans un profond boyau, provoqua un lent et définitif revirement chez mon père.
Les années s'écoulant, il se fixa sur l'idée d'interdire l'entrée dans son circuit commercial à ses enfants ; bien que cette marotte héréditaire de la primogéniture perdurât ailleurs encore, mon père ne se résolut pas d'y succomber, et je ne devins pas l'entrepreneur héritier. Il souhaitait ardemment que ses enfants réussissent honnêtement leur vie tout en évitant de ne pas leur apprendre d'où ils venaient, ce qui, et je ne le réalisai que plus tard, était une preuve d'amour en même temps qu'un désaveu sur la source des revenus familiaux. Je n'ai nullement cherché à l'exonérer de ses erreurs.
Me protéger contre son gagne-pain peu recommandable ne m'empêcha pas de faire la connaissance des enfants de ses « partenaires de travail » et, de fil en aiguille, de m'attacher à un groupe de Thaïlandais et de Japonais, qui habitaient une baraque reculée aux limites de Ratnapura. Je rentrais alors dans ma treizième année, et je n'ignorais rien de la teneur de leurs loisirs, constitués de la compagnie de filles de joie et de l'absorption d'opiacés. Je n'y participais pas, les ravages que je constatais me dissuadaient amplement ; je faisais preuve d'un sang-froid (certainement un héritage maternel) inébranlable à chaque fois que l'un d'entre eux me proposait d'essayer et que je refusais poliment, ce qui se soldait toujours, venant de mon interlocuteur, d'une énervante et hypocrite approbation.
Mais ils s'adonnaient également au Mahjong, ce qui ne manquait jamais d'apporter son lot de spectateurs et de parieurs. Les parties avaient lieu systématiquement à l'étage de cette même baraque légendaire ; je veillais à ce que ma mère ne sache que vaguement où je me rendais. Je me débrouillais fort bien dans mes études, et j'avais le droit à ma sortie nocturne de fin de semaine, qu'elle le voulût ou non.
Ah... L'étage. Ce soupçon d'interdit qui l'enrobait d'atours ensorcelants, que le moindre regard jeté me faisait frissonner, l'excitation grimpant à chaque marche gravie de l'escalier. C'est un de ces endroits que l'on se remémore avec une boule dans la gorge, car les souvenirs qui s'y rapportent ont été gravés à vif : les nappes de fumée au plafond plus ou moins éclairées par l'ampoule jaunâtre, les murs décrépis et moisis, le sol étrangement peu encombré, ces joueurs flous car en trépignement constant autour d'une table pivot. On se déplace entre les spectateurs et l'on essaye de comprendre ce qui se déroule, abasourdi par les manifestations d'emballement et de déconvenue du public provoquées par les incantations magiques (« Chow ! », « Pung ! ») que les joueurs profèrent à grands gestes.
La partie se termine, et les exclamations transpercent le brouillard tabagique, tandis que des billets changent de main. Je suis debout devant la table, indifférent à l'agitation qui m'entoure, perplexe de l'issue comme à chaque fois, tentant vainement de mettre des mots sur les sinogrammes gravés sur les pièces que j'examine. Un des joueurs est encore attablé, heureux apparemment du déroulement, et il me remarque, impuissant d'incompréhension.
« Ne t'embête pas avec ce jeu, Anand mon gars, c'est de la petite bière ! Si tu veux, je t'en montre un qui vaut la peine de se creuser les méninges. Qu'est-ce que t'en dis ? »
J'accepte avec une mine grave, mais j'ai les yeux qui pétillent, ce qui le fait rire. Il m'emmène dans une pièce adjacente, et là, il découvre d'une étoffe un genre de table basse quadrillé, reposant sur quatre pieds épais. Me méprenant sur le plateau, je lui fais remarquer que s'il compte m'initier aux dames ou aux échecs, il perd son temps.
« Tu te trompes garçon, c'est le jeu de go, et il requiert davantage de jugeote que les compétences additionnées des meilleurs joueurs d'échecs du monde. C'est le jeu de stratégie ultime. »
Ma circonspection fut vite mise à bas face au calme, teinté de respect pour le meuble, qu'il arborait. M'offrant un tabouret, s'installant de l'autre côté de l'étrange plateau (« Un goban »), il me raconta plus qu'il ne m'enseigna les règles. Nous commençâmes en 9 x 9.
Après réflexion, le goban m'aspira au centre d'un monde dont l'histoire s'apparentait à une série infinie d'âpres batailles aux manœuvres de prudence extrême à frôlant dangereusement la folie. Le go m'est apparu tel un labyrinthe aux ramifications plus profondes et complexes que jamais, éveillant en moi une envie de spéléologie ludique exclusive à ce jeu. On venait de m'offrir un des plus extraordinaires instants de mon existence : je m'étais révélé.

Je perds la notion du temps, à rêvasser ; nous quittons Madurai. Il m'arrive d'oublier où je suis quand je joue. Mon plus gros défaut est de ne pas savoir jouer au go « pour du beurre », et ç'a commencé dès que je sus jouer correctement en 13 x 13.
Quelquefois, je jouais excessivement. J'y mettais tellement de concentration qu'au sortir de la dernière partie, je restais temporairement myope, avec le cerveau qui vibrait à m'en faire vaciller. Mais à nul moment une accoutumance et encore moins de lassitude.
Lentement, sûrement, la philosophie du jeu m'imprégnait, et je n'avais aucune réticence à cela. Ma famille comprit qu'il se déroulait quelque chose de nouveau, car l'effort intellectuel important que je consacrais au go s'en faisait sensiblement ressentir sur mes notes scolaires ; rien que de très bénin, assez tout de même pour alerter les parents. Ils crurent à l'arrivée impromptue d'une fille dans ma vie, et j'ai adoré leur faire la nique quand je leur ai montré le goban. Ils ne savaient comment réagir !
Personne ne s'enthousiasma autant que moi pour le go dans ma famille, malgré le fait que certains essayèrent de s'y mettre. Je restais excellent étudiant, ce qui constituait l'essentiel pour mes parents, et ils acceptèrent la venue du go. Ils n'avaient pas vraiment le choix, toute considération faite.
Chaque jour m'apportait sa subtilité (et cela ne s'est pas démenti depuis) ; je brûlais de rencontrer de nouveaux adversaires afin d'avoir en face une nouvelle personnalité sur le champ de bataille, comprendre ses ressorts, le pousser à s'adapter... En quelques mois, j'eus fait le tour des Thaïlandais et des Japonais, je perdais de moins en moins fréquemment en 19 x 19, et ce avec des handicaps plus contraignants encore, maîtrisant ce que mon entraîneur amateur pouvait encore m'inculquer. Il perçut le danger de l'étiolement du potentiel que je détenais, et c'est pourquoi il demanda à rencontrer mes parents.
Ils eurent une longue discussion dont je ne fus témoin d'aucune séquence ; un comble puisque cela me concernait directement. À cet âge-là, mes parents pensaient encore pouvoir influencer sur mes choix de carrière, mais ils se trompaient lourdement : j'avais fait bien plus que de découvrir un jeu. C'est en substance une partie de ce qu'il s'était dit.
La porte s'ouvrit en grinçant, et mon père impassible vint vers moi, me prenant par l'épaule.
« Anand, mon fils, me fit-il d'un ton qu'il voulait léger, que dirais-tu d'un voyage d'études au Japon ?
— Un... voyage au Japon ? balbutiai-je.
— Un voyage d'études, note-le bien.
— Oui !
— Oui quoi ?
— Oui, je veux y aller ! »
J'avais accepté sans même savoir de quoi il retournait. Je n'ignorais pas que le go se pratiquait abondamment au Japon, mais de là à en faire un voyage d'études, tout devenait confus.
Mon découvreur m'expliqua qu'au pays du soleil levant, il existait des écoles de go, que les apprentis se nommaient insei, et que si je le souhaitais, que si je me sentais fort, je pouvais devenir l'un d'entre eux. À ces mots, je cherchais la joie chez mes parents, une joie au moins équivalente à celle qui m'anima, cependant mon père regardait dehors à travers une fenêtre, et ma mère, malgré son sourire, semblait abattue.
Un sourire qui ne s'accordait pas avec ses yeux pleins de tristesse : c'est ce que je perçus dans l'expression qu'elle témoignait. Instinctivement je saisis ce qui la chagrinait. J'avais envie de la réconforter en lui disant qu'elle n'avait pas failli, dans son éducation, mais que le joug maternel se brisait de différentes manières, et que la voie qu'elle s'était tracée pour moi ne convenait pas à l'intéressé. Les plus grands succès personnels sont loin d'être matériels. J'aurais voulu lui dire tout cela avec mes mots d'alors, mais je me suis tu.
Je me suis tu...

Il fait chaud, à l'intérieur du wagon : mes doigts sont humides alors que je les passe sur mon front.
Trop tard maintenant, pour dévoiler ces vérités. Ce fut probablement le bon choix que de me taire. Ça ne l'aurait pas vraiment réconfortée. Rien de pire de dire à une mère qu'elle s'est trompée sur son enfant, spécialement l'aîné, sur quelque point que ce soit. Surtout si c'est l'enfant qui l'énonce. Cependant, l'on sait que, au fond, n'importe quelle éducation parentale est un ratage, et ma mère, inconsciemment à cette heure, l'accepta.
J'eus un soutien parental sans faille, et c'est ce qui fit toute la différence. Cette preuve d'amour me tient aujourd'hui encore au chaud.
Du soutien, j'aurais souhaité en avoir davantage, trois mois plus tard, lors du voyage en avion jusqu'à Tōkyō !
Le bruit et la fureur mécaniques de l'appareil, sans commune mesure avec le train ou la voiture, les turbulences qui jouent avec votre estomac comme un chat avec une souris, et la terrible vue par l'étroit hublot qui vous donne conscience qu'une simple épaisseur de métal vous sépare d'un vide de plusieurs kilomètres de hauteur, j'en ai eu une crise dont je n'ai que de vagues souvenirs, suffisamment convaincante malgré tout pour que mes futurs allers-retours Sri Lanka-Japon (et les autres voyages internationaux inaccessibles par le train) se fassent en bateau : Chennai-Singapour-Hong Kong-Tōkyō. Chennai est depuis devenu un second chez-moi, en y reportant mon allégresse nostalgique du sol sous-continental indien.
Vous pourriez me dire qu'en bateau, on navigue sur presque autant de vide aquatique, et je ne dénierais pas la remarque. Mais du pont, je ne vois pas le fond sous-marin.
Mon arrivée au Japon n'en fut pas moins un bouleversement intérieur. Qu'est-ce que c'était que tous ces signes ? Comment devait-on les prononcer ? J'eus des ressources à solliciter pour ne pas me mettre à pleurer, devant mon découvreur qui rayonnait de la façon dont on rayonne tranquillement, de retour à la maison après un long voyage.
J'eus peur, évidemment. Je n'osais regarder les autochtones que du coin de l'œil, puis je baissais la tête. J'avais assez d'intellect pour me figurer la honte que devait me signifier la pensée qu'ils se ressemblaient tous. À l'époque où je côtoyais mes amis d'Extrême-Orient à Ratnapura, je n'avais aucune chance de les confondre parce que je les connaissais suffisamment bien. Ici, noyé dans cette foule, plus qu'autre chose, c'est imaginer ma confusion d'être incapable d'identifier qui que ce soit du premier coup d'œil, et même du deuxième, qui prenait le dessus. J'ai compris plus tard qu'il se produisait un phénomène semblable à chaque individu plongeant pour la première fois au sein d'une population aux phénotypes différents. Mon premier entraîneur et découvreur est passé par là ; c'est déstabilisant, mais on s'y fait vite. Toutefois, pour mon nouvel environnement humain, il n'était pas possible d'oublier qu'est-ce que j'étais. Le contraste l'en empêchait.
Mon Maître Cho Kaneda s'en contrefichait royalement. Il ne voyait que l'individu et le joueur de go.
Mon découvreur m'avait laissé seul dans une chambre d'hôtel, et avant de me quitter (je ne l'ai jamais revu, même à Ratnapura, et ce n'est pas faute d'avoir demandé de ses nouvelles ; mais j'imagine que dans son « travail », on devait savoir changer de place en un tour de main), me dit d'attendre le lendemain matin que mon Maître vienne me récupérer.
Je n'ai qu'à peine somnoler, cette nuit-là, et je me rappelle précisément de ma fascination craintive que m'inspirait toute cette lumière citadine, que la hauteur de ma chambre me permettait d'apprécier. Tant de monde !
Tant de monde, oui, les uns sur les autres, un peuple qui a élevé au rang d'art l'exiguïté. Tant de monde que le métro tokyoïte, pieuvre de céramique étendant ses tentacules vers chaque recoin urbanisé, auquel rien n'échappe – une station, une ventouse –, unit dans une peur, diffuse, de l'inconnu, le paradoxe étant l'espoir de revivre à l'idée de rencontrer un familier dans une rame bondée. Tant de monde déchiré par les sociétés ancienne et moderne, par une déshumanisation électronique, par une déliquescence familiale, individuelle, cérébrale.
D'aucuns peuvent se récrier à la lecture de la phrase précédente, mais mon Maître m'a plus ou moins orienté pour que je me bâtisse cette vision du pays dans lequel j'allais évoluer de si nombreuses années.
Mon Maître officiait au dojo de Kitani Minoru, joueur très célèbre, et à juste titre, en son temps ; une très bonne école où l'émulation du jeu ne faisait jamais défaut. Je ne m'y fis pas vraiment d'amis, plutôt des connaissances, car l'esprit de compétition n'était pas terrée très loin et parasitait à terme les relations entre insei. Je n'ai pas la prétention de généraliser mon cas, je livre mon impression générale.
J'étais toutefois entravé par la barrière de la langue, obstacle monumental s'il en faut. Le sensei et moi-même avons commencé par communiquer au moyen de gestes simples de la vie courante, en me faisant répéter ensuite ; le tout en s'exprimant uniquement en japonais. Puis j'en vins à recopier les caractères hiragana et katakana, avant de m'attaquer au défi énorme que sont les kanji. Le dialecte japonais est complexe à assimiler ; c'est une aventure calligraphique qui me ramenait loin en arrière dans le temps scolaire.
Pour me fournir un large et conséquent bagage de vocabulaire, en sus des journaux, il m'amena à la lecture d'auteurs contemporains illustres : Tanizaki, Oe, Yoshikawa, Kawabata. Puis, lorsqu'il me sentit intellectuellement prêt, je remontais le fleuve de la littérature nippone, jeune nautonier jetant l'ancre dans les parages contemplatifs de Bashō, louvoyant lors de la période sombre relatée dans le Dit des Heike, épiant la cour du Dit du Genji, revivant les âges démiurgiques dépeints dans le Kojiki... Pour résumer, je n'ai pas eu à me plaindre pour mon éducation, mon Maître observant ex professo une ligne stricte : la culture est redoutable.
« Ne pas saisir jusqu'aux racines le pays dans lequel on tente de vivre, me confia un jour le sensei, c'est comme tenter de découvrir la recette du pudding en l'ingurgitant une seule fois. » Il restait expressément obscur afin que je fasse l'effort de la recherche du sens de ses propos. « Le plateau de go est une énigme en perpétuel mouvement ; c'est parce que tu ne joueras jamais deux fois la même partie qu'il est essentiel que tu t'imprègnes de l'imprévisibilité, et non de la stagnation » m'enseigna-t-il un jour qu'il voulait mieux se faire comprendre.
La limite de chacun, et ce sur quoi il s'acharnait à m'inculquer la raison, se concentrait sur la ligne de démarcation entre tenir le jeu à sa main et devenir débordé par la dispersion. Il fallait que j'appose des mots sur ces concepts pour m'appuyer dessus et ainsi monter d'un échelon. Je pus, à cette époque, mettre un mot sur ce qui caractérisait l'essence du go, à ses yeux : l'initiative. Aujourd'hui, l'expérience aidant, l'initiative, ai-je pu constater, se retrouve dans la totalité sinon dans la majeure partie des jeux de plateaux.
Au dojo, mon jeu dénotait, je m'y procurais une réputation de jeune fou, d'« exotique ». Ils apprirent néanmoins à vite me respecter, car sur le goban, je mettais la manière pour les humilier, proposant à mes adversaires d'ajouter quelques pierres de handicap en début de partie, leur laissant de fait de poser la première pierre. Je m'aguerris aux compétitions insei, étalant un sang-froid que je travaillais à ne pas être seulement de façade. J'essayais autant que faire se pouvait de contrôler mes forces sur le goban pour canaliser celles de mes antagonistes, afin d'approcher au plus près la taille de mon territoire des leurs. La maturité et la maîtrise du joueur s'avisent ainsi, m'indiqua mon Maître. J'intégrais la ligue amateure de la Nihon Ki-In à vingt-deux ans.
C'est exact, originellement, mon « voyage d'études » se terminait au bout d'une année. Il y a des élans qu'on ne contrôle plus... Bien qu'éloigné un long moment, le lien avec ma terre natale n'avait pas été rompu, j'avais écrit une lettre chaque semaine.
C'est précisément cette acquisition du statut amateur qui me permit de rentrer au Sri Lanka tout un trimestre, et c'en était la juste récompense. Mes parents avaient quelque peu grisonné, mes frères et sœurs grandi (n'avoir pas été à leurs côtés ces années « d'exil » estudiantines reste sur mon cœur comme le plus grand regret de mon existence, cependant j'ai accepté le sacrifice), et dans l'ensemble, Ratnapura avait continué son pourrissement humide et vert, ce qui n'avait pas changé, paradoxalement. L'endoculturation exercée par mon Maître fut criante lors de ce séjour. Je fus assez ferme pour prendre la résolution de rentrer au Sri Lanka un mois par an (même s'il fallait prendre l'avion !) et Cho Kaneda se plia à mes arguments.
C'est pendant cette époque de mon entrée dans la compétition amateure que deux événements retentissants secouèrent ma vie. Le premier se déroula au Nakajima-no-ochaya, qui est, littéralement, la maison de thé de l'île centrale. L'île en question se situe dans le jardin Hama-Rikyû, à Tōkyō ; c'est là que le sensei m'emmena un jour d'automne. Il s'était arrêté, un petit instant, silencieux, respectueux, au pied du grand pin noir près de l'entrée du jardin de promenade, avant de reprendre lentement la marche. La maison de thé sur Nakajima, au centre du plus grand plan d'eau, était relié par trois ponts, selon le Maître, et celui que nous empruntions se nommait le O-tsutai-bashi. Je me souviens seulement des noms, rien de la clarté du ciel ou non, rien des feuilles rousses chutant des heures ; seulement, lorsque nous nous faisions servir le thé, d'un petit paquet que me tendait Cho Kaneda. (Après toutes ces années où j'ai reçu L'Art de la guerre de Sun Tzu, j'ai tendance à braquer une loupe grossissante sur ce transfert de compétences, en oblitérant le reste, c'est-à-dire ce qui ne s'observait pas dans le verre. Il y a de ces moments couperets intimes que l'on ne peut expliquer à personne sauf à celle concernée ; et encore, les balbutiements sont fréquents.) Oui, mon Maître, Cho Kaneda, depuis ce jour, je n'ai plus de crainte superstitieuse à l'appeler par son patronyme, car j'ai vu l'être humain en lui à travers ce livre enrobé d'un papier sommaire, j'ai vu l'adversaire, et par-dessus tout, j'ai vu l'ami.
C'est l'unique fois où j'ai vu Cho Kaneda désarçonné.
L'autre événement fut le défi qu'il me lança par l'intermédiaire d'une affiche placardée au dojo. Cette affiche donnait les noms, les jours et l'heure des dix parties du jubango. Notre confrontation allait revêtir un caractère officiel ; l'élève devait se détacher du maître. Cela amusa alors beaucoup la galerie, et d'aucuns vinrent en curieux voir comment je me comporterai face à Kaneda.
Ce dernier voulut absolument partir sur un pied d'égalité avec moi, il n'accepta pas les règles modernes telles que l'attribution d'un demi-point ou l'utilisation du komi (y a-t-il compensation pour les Noirs aux échecs ?). Puisque nous échangions à tour de rôle les couleurs des pions équitablement, il ne percevait pas la nécessité entre nous deux de déroger aux coutumes des siècles. Il ne m'octroya même pas de pierres de handicap, ce qui provoqua quelques murmures dans l'assistance. Mais ce jubango contribua à la légendaire bataille que Cho Kaneda et moi-même livrâmes jusque maintenant. Nous n'avons pas réussi à nous départager. Les parties se succédaient, victoires et défaites et jigo (parties nulles), mais chaque jubango nous renvoyaient dos à dos avec un score de parité. La technique investie impressionna grandement les observateurs, nous ne nous épargnions aucunement.
On n'exige pas une bataille amicale, c'est inconvenant. Ça ne se commande pas. C'est pourquoi ce courrier de la Nihon Ki-In m'exaspère tant.

Râmeshvaram n'est plus très éloigné, car le serpent de ferraille Pamban enjambant le détroit se profile. Cette ville est la dernière de la ligne depuis qu'un cyclone a dévasté Dhanushkodi, à la pointe orientale de l'île, les dunes mangeant peu à peu les ruines de cet ancien terminus. On se fait conduire en jeep jusque Dhanushkodi, sur les bandes de sable, d'où l'on prend le ferry pour Talaimannar, au Sri Lanka. Tout un périple. Je redoute le jour où cela sera au-dessus de mes forces.
Mon parcours dans le monde du go est laborieux à raconter, et il n'aurait pas grand-chose de remarquable si ce n'était un Sri Lankais qui l'effectuait. L'année de mes 27 ans, après un tournoi remporté avec acharnement, j'entrais dans la ligue professionnelle de la Nihon Ki-In.
Je fis dans le même temps la connaissance de Kei, l'amour de ma vie, mais d'elle, il ne sera objet d'aucune évocation. Ça ne vous regarde tout simplement pas.
Cette carrière donc, qui peut obséder n'importe qui jour et nuit, elle put décoller dès ma professionnalisation. Je me confrontais à la mine désabusée des autres joueurs qui, condescendants envers les amateurs nouvellement montés en caste supérieure, ne se préoccupaient guère de ceux-ci. Ils attendaient de voir, en particulier à mon encontre, les rumeurs de batailles féroces livrées avec mon Maître étant parvenues à titiller leurs augustes oreilles.
Le coup de tonnerre frappait l'année de mon trentenaire, lorsque je remportais le titre Hon'inbō. Vous ne pouvez vous figurer l'ébranlement que cela représentât pour ce microcosme et ce pays. « Quoi ! Un gaikokujin ! Rafler le Hon'inbō au nez et à la barbe des neuvièmes dan ! » C'était véritablement inimaginable. Certains avancèrent, à mots couverts, que ma victoire se fût acquise par « la déstabilisation » que la couleur de ma peau pouvait avoir causé chez mes adversaires !
Histoire de damer le pion aux voix disgracieuses, je ne me suis pas arrêté à ce titre-là.
J'atteignis le neuvième dan à mes 48 ans.
Parallèlement à tout ceci, mes jubango égalitaires avec Kaneda s'espacèrent dans le temps ; a contrario, l'attente du prochain augmentait l'enthousiasme du public averti. En restant modeste et réaliste, je peux affirmer que mon statut grandissant et le rayonnement de mon Maître contribuèrent à alimenter la flamme de l'attente. Un journaliste chinois (tout à fait, chinois) a poussé la comparaison avec les deux mythiques dragons créateurs du jeu, Hei-Zi et Bai-Zi, qui se livrent selon le mythe la même partie depuis des millénaires, puisque immortels et infiniment patients !
De patience il fallait faire preuve, car à mon grand chagrin, Cho Kaneda intégra la Hanguk Kiwon, la ligue professionnelle coréenne, parce qu'immigré coréen de troisième génération. Nous ne nous sommes jamais rencontrés en compétition japonaise officielle. Il ne m'avait jamais fait part de ses origines ; d'ailleurs cela ne regardait que lui. Il me confia un jour que l'introspection qui avait abouti à ce cap décisif dans sa vie, prenait sa source le jour où je m'étais imposé pour mon voyage annuel dans mes terres natales. Qu'il me livrât ce gage d'amitié en toute sincérité m'avait rendu les yeux humides, et mon désarroi que je traînais depuis cette résolution se mua en une humeur tranquille et apaisée.

Des vagues s'écrasent contre la coque du ferry. Nous frôlons le Ram Situ, le Pont de Rāma, cette chaîne de bancs de sable, cordon de silicate reliant symboliquement l'Inde au Sri Lanka. Cette traversée représente énormément de choses pour moi.
Le Rāmāyaṇa est une épopée que ma mère me racontait au lit. J'avais des visions plein la tête, mais ce pont de singes remportait la palme dans mes délires imaginatifs. Entendre la voix maternelle aujourd'hui me manque terriblement. L'eau qui balance le bateau me berce intérieurement ; les rayons solaires réchauffent ma peau, bien lisse pour mon âge. Au fond de moi, je suis encore un petit garçon, et j'en mesure la valeur, à l'aune de notre époque.
Car je n'ai pas compris pourquoi elle est morte avec mon père, quelque part sur cette île nommée Neduntheevu, à des kilomètres plus au nord de ma position, un lieu de honte universelle, un lieu de génocide tamoul, où périrent des millions d'individus qui eux ne peuvent plus s'interroger sur ce qui s'est passé, avant que l'Inde démocratique, l'ONU passive et impuissante, ne daigne lever un doigt pour cesser l'hécatombe. Une haine sans fondement m'a coupé de mes parents. Toute ma volonté m'est inutile pour lancer un pont de singes et les ramener. La mort ne m'est pas un indicatif pour estimer la valeur d'êtres qui me sont chers.

Je n'accepterai pas ce tournoi, mais j'irai revoir mon vieil ami.

Avertissement

Le texte posté ci-dessous est le deuxième jet de l'Intermédiaire XXIV. Dans l'ensemble, il ressemble bien plus à ce que je souhaitais passer à travers ce texte, et je suis content du résultat, même s'il ne s'agit encore une fois que du second jet. Mais il est beaucoup plus mieux écrit que le premier jet. Quelques réglages à effectuer, et ça sera bon. Mais pour l'instant, j'ai d'autres projets littéraires dans ma besace, et ils se font pressants.

J'imagine que pour certains mots, d'aucuns seront un peu déboussolés, je remets ici les notes du XXIV.

Chennai (anciennement appelé Madras) est la capitale de l'État du Tamil Nadu, en Inde du sud. Chennai Egmore est une des deux gares de la ville ; celle-ci pourvoie les gares du territoire du Tamil Nadu, et la gare de Chennai Central est à vocation nationale, ayant des lignes pour Delhi, Calcutta, Bombay, Bangalore...

La Nihon Ki-In est également connue sous le nom d'Association japonaise de go ; c'est la principale organisation de go du pays. Elle donne les dan (rang) et des diplômes aux amateurs et supervise le monde professionnel. L'autre principale organisation japonaise est la Kansai Ki-In (qui faisait partie intégrante auparavant de la Nihon Ki-In).

Un jubango est un match de dix parties.

Un goban est le meuble sur lesquelles se jouent les parties de go. C'est bien plus qu'un simple plateau, c'est une table. Le tablier de jeu est un dallage de 18 carrés (quoique pas tout à fait, il y a une différence de l'ordre du millimètre selon le côté) sur 18, ou 19 lignes sur 19. Le kaya est le bois symbolique que les Japonais affectionnent particulièrement pour la confection des goban, bois très onéreux. Les bols servent bien sûr à conserver les pierres. Les diamants noirs sont d'autant plus rares qu'ils sont pour l'immense majorité de ceux trouvés d'origine extraterrestre !

Le Samanalakanda ou Sri Pada en singhalais, ou Pic d'Adam, est une montagne culminant à 2243 mètres d'altitude (mais n'est pas le point culminant du Sri Lanka), et est sacrée pour de nombreuses religions. Samanalakanda signifie la « montagne aux papillons ». Maskeliya est la ville qui se situe aux pieds de ce mont.

Le Mahjong est un fameux jeu chinois, qui se pratique avec des dominos plus élaborés.

Les pierres du go se placent sur les entrecroisements des lignes. Sur certains d'entre eux, on retrouve des points noirs. Ces points noirs permettent aux joueurs débutants de s'entraîner sur des territoires de jeu plus petits, et ainsi effectuer des parties plus rapides. 9 x 9 et 13 x 13 sont également des territoires utilisés pour des compétitions officielles, en partie rapide. Les parties principales se jouent donc en 19 x 19.

La compétition Hon'inbō est une (sinon la) des sept plus lucratives compétitions officielles, doté d'un fort prestige.

Gaikokujin signifie littéralement « personne d'un pays extérieur », c'est-à-dire de tout pays hormis le Japon ; à ne pas confondre avec gaijin, « personne de l'extérieur », qui désigne plus particulièrement les Blancs, et connoté péjorativement.

Le komi est la compensation du handicap de commencer avec les pierres noirs. Il permet de départager lors de matchs nuls, puisque quelle que soit sa valeur, qui diverge selon les pays, on lui attribue un demi-point en plus, demi-point impossible à obtenir au cours d'une partie.

Le Pont de Rāma doit son nom au récit du Rāmāyaṇa, grand texte indien, et mondial. En effet, le héros, qui doit délivrer sa femme enlevée par un démon, demande l'aide du dieu singe pour qu'il appelle ses semblables afin de concevoir un pont reliant l'Inde au Sri Lanka, à l'aide de cette même population simiesque !

mercredi 10 juin 2009

La bonne nouvelle du jour

HADOPI retoquée.

Le Conseil consitutionnel a rejeté le fait qu'une autorité administrative puisse juger quiconque ayant été repérée à télécharger un fichier tombant sous le cadre des droits d'auteur. Plus largement, c'est une excellente nouvelle, la riposte graduée est laminée, la liberté d'expression sauvegardée.

Ahlala, pauvre Christine.

mercredi 3 juin 2009

Hommage à...

David Eddings, décédé à l'âge de 78 ans.
Écrivain à quatre mains avec sa femme Leigh, notamment des célèbres cycles de fantasy La Belgariade et La Mallorée.

jeudi 28 mai 2009

Avertissement

Il n'est question ici que de donner la parole à un individu embastillé six mois pour un livre qu'il n'a apparemment pas écrit, ainsi que le sabotage de caténaires des chemins de fer.

Cela est donc un témoignage d'importance que l'administrateur de ce journal électronique a jugé bon de diffuser (bien que Le Monde soit le quotidien le plus lu sur l'Internet francophone), en toute neutralité. *raclement de gorge*

Je veux dire neutralité dans le sens où je ne me positionne pas par rapport à ce document ni à L'insurrection qui vient (que l'auteur de ces lignes a lu en intégralité). Les idées sont intéressantes dans le sens où elles donneraient beaucoup de grain à moudre au débat sur une société (que je hais ce mot...) qui actuellement dérive dans le tout-sécurité (et d'autres points de conflit).

En tout cas, il écrit bien.

(Note pour Kevin : me voilà encore plus déviant ! ;o) )

À l’occasion de la libération…

Le Monde du 25/05/09
Tous droits réservés


Voici les réponses aux questions que nous avons posées par écrit à Julien Coupat. Mis en examen le 15 novembre 2008 pour "terrorisme" avec huit autres personnes interpellées à Tarnac (Corrèze) et Paris, il est soupçonné d'avoir saboté des caténaires SNCF. Il est le dernier à être toujours incarcéré. (Il a demandé à ce que certains mots soient en italique).

Comment vivez-vous votre détention ?

Très bien merci. Tractions, course à pied, lecture.

Pouvez-nous nous rappeler les circonstances de votre arrestation ?

Une bande de jeunes cagoulés et armés jusqu'aux dents s'est introduite chez nous par effraction. Ils nous ont menacés, menottés, et emmenés non sans avoir préalablement tout fracassé. Ils nous ont enlevés à bord de puissants bolides roulant à plus de 170 km/h en moyenne sur les autoroutes. Dans leurs conversations, revenait souvent un certain M. Marion [ancien patron de la police antiterroriste] dont les exploits virils les amusaient beaucoup comme celui consistant à gifler dans la bonne humeur un de ses collègues au beau milieu d'un pot de départ. Ils nous ont séquestrés pendant quatre jours dans une de leurs "prisons du peuple" en nous assommant de questions où l'absurde le disputait à l'obscène.

Celui qui semblait être le cerveau de l'opération s'excusait vaguement de tout ce cirque expliquant que c'était de la faute des "services", là-haut, où s'agitaient toutes sortes de gens qui nous en voulaient beaucoup. A ce jour, mes ravisseurs courent toujours. Certains faits divers récents attesteraient même qu'ils continuent de sévir en toute impunité.

Les sabotages sur les caténaires SNCF en France ont été revendiqués en Allemagne. Qu'en dites-vous ?

Au moment de notre arrestation, la police française est déjà en possession du communiqué qui revendique, outre les sabotages qu'elle voudrait nous attribuer, d'autres attaques survenues simultanément en Allemagne. Ce tract présente de nombreux inconvénients : il est posté depuis Hanovre, rédigé en allemand et envoyé à des journaux d'outre-Rhin exclusivement, mais surtout il ne cadre pas avec la fable médiatique sur notre compte, celle du petit noyau de fanatiques portant l'attaque au cœur de l'État en accrochant trois bouts de fer sur des caténaires. On aura, dès lors, bien soin de ne pas trop mentionner ce communiqué, ni dans la procédure, ni dans le mensonge public.

Il est vrai que le sabotage des lignes de train y perd beaucoup de son aura de mystère : il s'agissait simplement de protester contre le transport vers l'Allemagne par voie ferroviaire de déchets nucléaires ultraradioactifs et de dénoncer au passage la grande arnaque de "la crise". Le communiqué se conclut par un très SNCF "nous remercions les voyageurs des trains concernés de leur compréhension". Quel tact, tout de même, chez ces "terroristes"!

Vous reconnaissez-vous dans les qualifications de "mouvance anarcho-autonome" et d'"ultragauche" ?

Laissez-moi reprendre d'un peu haut. Nous vivons actuellement, en France, la fin d'une période de gel historique dont l'acte fondateur fut l'accord passé entre gaullistes et staliniens en 1945 pour désarmer le peuple sous prétexte d'"éviter une guerre civile". Les termes de ce pacte pourraient se formuler ainsi pour faire vite : tandis que la droite renonçait à ses accents ouvertement fascistes, la gauche abandonnait entre soi toute perspective sérieuse de révolution. L'avantage dont joue et jouit, depuis quatre ans, la clique sarkozyste, est d'avoir pris l'initiative, unilatéralement, de rompre ce pacte en renouant "sans complexe" avec les classiques de la réaction pure – sur les fous, la religion, l'Occident, l'Afrique, le travail, l'histoire de France, ou l'identité nationale.

Face à ce pouvoir en guerre qui ose penser stratégiquement et partager le monde en amis, ennemis et quantités négligeables, la gauche reste tétanisée. Elle est trop lâche, trop compromise, et pour tout dire, trop discréditée pour opposer la moindre résistance à un pouvoir qu'elle n'ose pas, elle, traiter en ennemi et qui lui ravit un à un les plus malins d'entre ses éléments. Quant à l'extrême gauche à-la-Besancenot, quels que soient ses scores électoraux, et même sortie de l'état groupusculaire où elle végète depuis toujours, elle n'a pas de perspective plus désirable à offrir que la grisaille soviétique à peine retouchée sur Photoshop. Son destin est de décevoir.

Dans la sphère de la représentation politique, le pouvoir en place n'a donc rien à craindre, de personne. Et ce ne sont certainement pas les bureaucraties syndicales, plus vendues que jamais, qui vont l'importuner, elles qui depuis deux ans dansent avec le gouvernement un ballet si obscène. Dans ces conditions, la seule force qui soit à même de faire pièce au gang sarkozyste, son seul ennemi réel dans ce pays, c'est la rue, la rue et ses vieux penchants révolutionnaires. Elle seule, en fait, dans les émeutes qui ont suivi le second tour du rituel plébiscitaire de mai 2007, a su se hisser un instant à la hauteur de la situation. Elle seule, aux Antilles ou dans les récentes occupations d'entreprises ou de facs, a su faire entendre une autre parole.

Cette analyse sommaire du théâtre des opérations a dû s'imposer assez tôt puisque les renseignements généraux faisaient paraître dès juin 2007, sous la plume de journalistes aux ordres (et notamment dans Le Monde) les premiers articles dévoilant le terrible péril que feraient peser sur toute vie sociale les "anarcho-autonomes". On leur prêtait, pour commencer, l'organisation des émeutes spontanées, qui ont, dans tant de villes, salué le "triomphe électoral" du nouveau président.

Avec cette fable des "anarcho-autonomes", on a dessiné le profil de la menace auquel la ministre de l'intérieur s'est docilement employée, d'arrestations ciblées en rafles médiatiques, à donner un peu de chair et quelques visages. Quand on ne parvient plus à contenir ce qui déborde, on peut encore lui assigner une case et l'y incarcérer. Or celle de "casseur" où se croisent désormais pêle-mêle les ouvriers de Clairoix, les gamins de cités, les étudiants bloqueurs et les manifestants des contre-sommets, certes toujours efficace dans la gestion courante de la pacification sociale, permet de criminaliser des actes, non des existences. Et il est bien dans l'intention du nouveau pouvoir de s'attaquer à l'ennemi, en tant que tel, sans attendre qu'il s'exprime. Telle est la vocation des nouvelles catégories de la répression.

Il importe peu, finalement, qu'il ne se trouve personne en France pour se reconnaître "anarcho-autonome" ni que l'ultra-gauche soit un courant politique qui eut son heure de gloire dans les années 1920 et qui n'a, par la suite, jamais produit autre chose que d'inoffensifs volumes de marxologie. Au reste, la récente fortune du terme "ultragauche" qui a permis à certains journalistes pressés de cataloguer sans coup férir les émeutiers grecs de décembre dernier doit beaucoup au fait que nul ne sache ce que fut l'ultragauche, ni même qu'elle ait jamais existé.

A ce point, et en prévision des débordements qui ne peuvent que se systématiser face aux provocations d'une oligarchie mondiale et française aux abois, l'utilité policière de ces catégories ne devrait bientôt plus souffrir de débats. On ne saurait prédire, cependant, lequel d'"anarcho-autonome" ou d'"ultragauche" emportera finalement les faveurs du Spectacle, afin de reléguer dans l'inexplicable une révolte que tout justifie.

La police vous considère comme le chef d'un groupe sur le point de basculer dans le terrorisme. Qu'en pensez-vous ?

Une si pathétique allégation ne peut être le fait que d'un régime sur le point de basculer dans le néant.

Que signifie pour vous le mot terrorisme ?

Rien ne permet d'expliquer que le département du renseignement et de la sécurité algérien suspecté d'avoir orchestré, au su de la DST, la vague d'attentats de 1995 ne soit pas classé parmi les organisations terroristes internationales. Rien ne permet d'expliquer non plus la soudaine transmutation du "terroriste" en héros à la Libération, en partenaire fréquentable pour les accords d'Évian, en policier irakien ou en "taliban modéré" de nos jours, au gré des derniers revirements de la doctrine stratégique américaine.

Rien, sinon la souveraineté. Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste. Qui refuse d'avoir part à cette souveraineté se gardera bien de répondre à votre question. Qui en convoitera quelques miettes s'exécutera avec promptitude. Qui n'étouffe pas de mauvaise foi trouvera un peu instructif le cas de ces deux ex – "terroristes" devenus l'un premier ministre d'Israël, l'autre président de l'Autorité palestinienne, et ayant tous deux reçus, pour comble, le Prix Nobel de la paix.

Le flou qui entoure la qualification de "terrorisme", l'impossibilité manifeste de le définir ne tiennent pas à quelque provisoire lacune de la législation française : ils sont au principe de cette chose que l'on peut, elle, très bien définir : l'antiterrorisme dont ils forment plutôt la condition de fonctionnement. L'antiterrorisme est une technique de gouvernement qui plonge ses racines dans le vieil art de la contre-insurrection, de la guerre dite "psychologique", pour rester poli.

L'antiterrorisme, contrairement à ce que voudrait insinuer le terme, n'est pas un moyen de lutter contre le terrorisme, c'est la méthode par quoi l'on produit, positivement, l'ennemi politique en tant que terroriste. Il s'agit, par tout un luxe de provocations, d'infiltrations, de surveillance, d'intimidation et de propagande, par toute une science de la manipulation médiatique, de l'"action psychologique", de la fabrication de preuves et de crimes, par la fusion aussi du policier et du judiciaire, d'anéantir la "menace subversive" en associant, au sein de la population, l'ennemi intérieur, l'ennemi politique à l'affect de la terreur.

L'essentiel, dans la guerre moderne, est cette "bataille des cœurs et des esprits" où tous les coups sont permis. Le procédé élémentaire, ici, est invariable : individuer l'ennemi afin de le couper du peuple et de la raison commune, l'exposer sous les atours du monstre, le diffamer, l'humilier publiquement, inciter les plus vils à l'accabler de leurs crachats, les encourager à la haine. "La loi doit être utilisée comme simplement une autre arme dans l'arsenal du gouvernement et dans ce cas ne représente rien de plus qu'une couverture de propagande pour se débarrasser de membres indésirables du public. Pour la meilleure efficacité, il conviendra que les activités des services judiciaires soient liées à l'effort de guerre de la façon la plus discrète possible", conseillait déjà, en 1971, le brigadier Frank Kitson [ancien général de l'armée britannique, théoricien de la guerre contre-insurrectionelle], qui en savait quelque chose.

Une fois n'est pas coutume, dans notre cas, l'antiterrorisme a fait un four. On n'est pas prêt, en France, à se laisser terroriser par nous. La prolongation de ma détention pour une durée "raisonnable" est une petite vengeance bien compréhensible au vu des moyens mobilisés, et de la profondeur de l'échec; comme est compréhensible l'acharnement un peu mesquin des "services", depuis le 11 novembre, à nous prêter par voie de presse les méfaits les plus fantasques, ou à filocher le moindre de nos camarades. Combien cette logique de représailles a d'emprise sur l'institution policière, et sur le petit cœur des juges, voilà ce qu'auront eu le mérite de révéler, ces derniers temps, les arrestations cadencées des "proches de Julien Coupat".

Il faut dire que certains jouent, dans cette affaire, un pan entier de leur lamentable carrière, comme Alain Bauer [criminologue], d'autres le lancement de leurs nouveaux services, comme le pauvre M. Squarcini [directeur central du renseignement intérieur], d'autres encore la crédibilité qu'ils n'ont jamais eue et qu'ils n'auront jamais, comme Michèle Alliot-Marie.

Vous êtes issu d'un milieu très aisé qui aurait pu vous orienter dans une autre direction…

"Il y a de la plèbe dans toutes les classes" (Hegel).

Pourquoi Tarnac ?

Allez-y, vous comprendrez. Si vous ne comprenez pas, nul ne pourra vous l'expliquer, je le crains.

Vous définissez-vous comme un intellectuel ? Un philosophe ?

La philosophie naît comme deuil bavard de la sagesse originaire. Platon entend déjà la parole d'Héraclite comme échappée d'un monde révolu. A l'heure de l'intellectualité diffuse, on ne voit pas ce qui pourrait spécifier "l'intellectuel", sinon l'étendue du fossé qui sépare, chez lui, la faculté de penser de l'aptitude à vivre. Tristes titres, en vérité, que cela. Mais, pour qui, au juste, faudrait-il se définir ?

Êtes-vous l'auteur du livre L'insurrection qui vient ?

C'est l'aspect le plus formidable de cette procédure : un livre versé intégralement au dossier d'instruction, des interrogatoires où l'on essaie de vous faire dire que vous vivez comme il est écrit dans L'insurrection qui vient, que vous manifestez comme le préconise L'insurrection qui vient, que vous sabotez des lignes de train pour commémorer le coup d'État bolchevique d'octobre 1917, puisqu'il est mentionné dans L'insurrection qui vient, un éditeur convoqué par les services antiterroristes.

De mémoire française, il ne s'était pas vu depuis bien longtemps que le pouvoir prenne peur à cause d'un livre. On avait plutôt coutume de considérer que, tant que les gauchistes étaient occupés à écrire, au moins ils ne faisaient pas la révolution. Les temps changent, assurément. Le sérieux historique revient.

Ce qui fonde l'accusation de terrorisme, nous concernant, c'est le soupçon de la coïncidence d'une pensée et d'une vie; ce qui fait l'association de malfaiteurs, c'est le soupçon que cette coïncidence ne serait pas laissée à l'héroïsme individuel, mais serait l'objet d'une attention commune. Négativement, cela signifie que l'on ne suspecte aucun de ceux qui signent de leur nom tant de farouches critiques du système en place de mettre en pratique la moindre de leurs fermes résolutions ; l'injure est de taille. Malheureusement, je ne suis pas l'auteur de L'insurrection qui vient – et toute cette affaire devrait plutôt achever de nous convaincre du caractère essentiellement policier de la fonction auteur.

J'en suis, en revanche, un lecteur. Le relisant, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai mieux compris la hargne hystérique que l'on met, en haut lieu, à en pourchasser les auteurs présumés. Le scandale de ce livre, c'est que tout ce qui y figure est rigoureusement, catastrophiquement vrai, et ne cesse de s'avérer chaque jour un peu plus. Car ce qui s'avère, sous les dehors d'une "crise économique", d'un "effondrement de la confiance", d'un "rejet massif des classes dirigeantes", c'est bien la fin d'une civilisation, l'implosion d'un paradigme : celui du gouvernement, qui réglait tout en Occident – le rapport des êtres à eux-mêmes non moins que l'ordre politique, la religion ou l'organisation des entreprises. Il y a, à tous les échelons du présent, une gigantesque perte de maîtrise à quoi aucun maraboutage policier n'offrira de remède.

Ce n'est pas en nous transperçant de peines de prison, de surveillance tatillonne, de contrôles judiciaires, et d'interdictions de communiquer au motif que nous serions les auteurs de ce constat lucide, que l'on fera s'évanouir ce qui est constaté. Le propre des vérités est d'échapper, à peine énoncées, à ceux qui les formulent. Gouvernants, il ne vous aura servi de rien de nous assigner en justice, tout au contraire.

Vous lisez Surveiller et punir de Michel Foucault. Cette analyse vous paraît-elle encore pertinente ?

La prison est bien le sale petit secret de la société française, la clé, et non la marge des rapports sociaux les plus présentables. Ce qui se concentre ici en un tout compact, ce n'est pas un tas de barbares ensauvagés comme on se plaît à le faire croire, mais bien l'ensemble des disciplines qui trament, au-dehors, l'existence dite "normale". Surveillants, cantine, parties de foot dans la cour, emploi du temps, divisions, camaraderie, baston, laideur des architectures : il faut avoir séjourné en prison pour prendre la pleine mesure de ce que l'école, l'innocente école de la République, contient, par exemple, de carcéral.

Envisagée sous cet angle imprenable, ce n'est pas la prison qui serait un repaire pour les ratés de la société, mais la société présente qui fait l'effet d'une prison ratée. La même organisation de la séparation, la même administration de la misère par le shit, la télé, le sport, et le porno règne partout ailleurs avec certes moins de méthode. Pour finir, ces hauts murs ne dérobent aux regards que cette vérité d'une banalité explosive : ce sont des vies et des âmes en tout point semblables qui se traînent de part et d'autre des barbelés et à cause d'eux.

Si l'on traque avec tant d'avidité les témoignages "de l'intérieur" qui exposeraient enfin les secrets que la prison recèle, c'est pour mieux occulter le secret qu'elle est : celui de votre servitude, à vous qui êtes réputés libres tandis que sa menace pèse invisiblement sur chacun de vos gestes.

Toute l'indignation vertueuse qui entoure la noirceur des geôles françaises et leurs suicides à répétition, toute la grossière contre-propagande de l'administration pénitentiaire qui met en scène pour les caméras des matons dévoués au bien-être du détenu et des directeurs de tôle soucieux du "sens de la peine", bref : tout ce débat sur l'horreur de l'incarcération et la nécessaire humanisation de la détention est vieux comme la prison. Il fait même partie de son efficace, permettant de combiner la terreur qu'elle doit inspirer avec son hypocrite statut de châtiment "civilisé". Le petit système d'espionnage, d'humiliation et de ravage que l'État français dispose plus fanatiquement qu'aucun autre en Europe autour du détenu n'est même pas scandaleux. L'État le paie chaque jour au centuple dans ses banlieues, et ce n'est de toute évidence qu'un début : la vengeance est l'hygiène de la plèbe.

Mais la plus remarquable imposture du système judiciaro-pénitentiaire consiste certainement à prétendre qu'il serait là pour punir les criminels quand il ne fait que gérer les illégalismes. N'importe quel patron – et pas seulement celui de Total –, n'importe quel président de conseil général – et pas seulement celui des Hauts-de-Seine–, n'importe quel flic sait ce qu'il faut d'illégalismes pour exercer correctement son métier. Le chaos des lois est tel, de nos jours, que l'on fait bien de ne pas trop chercher à les faire respecter et les stups, eux aussi, font bien de seulement réguler le trafic, et non de le réprimer, ce qui serait socialement et politiquement suicidaire.

Le partage ne passe donc pas, comme le voudrait la fiction judiciaire, entre le légal et l'illégal, entre les innocents et les criminels, mais entre les criminels que l'on juge opportun de poursuivre et ceux qu'on laisse en paix comme le requiert la police générale de la société. La race des innocents est éteinte depuis longtemps, et la peine n'est pas à ce à quoi vous condamne la justice : la peine, c'est la justice elle-même, il n'est donc pas question pour mes camarades et moi de "clamer notre innocence", ainsi que la presse s'est rituellement laissée aller à l'écrire, mais de mettre en déroute l'hasardeuse offensive politique que constitue toute cette infecte procédure. Voilà quelques-unes des conclusions auxquelles l'esprit est porté à relire Surveiller et punir depuis la Santé. On ne saurait trop suggérer, au vu de ce que les Foucaliens font, depuis vingt ans, des travaux de Foucault, de les expédier en pension, quelque temps, par ici.

Comment analysez-vous ce qui vous arrive ?

Détrompez-vous : ce qui nous arrive, à mes camarades et à moi, vous arrive aussi bien. C'est d'ailleurs, ici, la première mystification du pouvoir : neuf personnes seraient poursuivies dans le cadre d'une procédure judiciaire "d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", et devraient se sentir particulièrement concernées par cette grave accusation. Mais il n'y a pas d'"affaire de Tarnac" pas plus que d'"affaire Coupat", ou d'"affaire Hazan" [éditeur de L'insurrection qui vient]. Ce qu'il y a, c'est une oligarchie vacillante sous tous rapports, et qui devient féroce comme tout pouvoir devient féroce lorsqu'il se sent réellement menacé. Le Prince n'a plus d'autre soutien que la peur qu'il inspire quand sa vue n'excite plus dans le peuple que la haine et le mépris.

Ce qu'il y a, c'est, devant nous, une bifurcation, à la fois historique et métaphysique: soit nous passons d'un paradigme de gouvernement à un paradigme de l'habiter au prix d'une révolte cruelle mais bouleversante, soit nous laissons s'instaurer, à l'échelle planétaire, ce désastre climatisé où coexistent, sous la férule d'une gestion "décomplexée", une élite impériale de citoyens et des masses plébéiennes tenues en marge de tout. Il y a donc, bel et bien, une guerre, une guerre entre les bénéficiaires de la catastrophe et ceux qui se font de la vie une idée moins squelettique. Il ne s'est jamais vu qu'une classe dominante se suicide de bon cœur.

La révolte a des conditions, elle n'a pas de cause. Combien faut-il de ministères de l'Identité nationale, de licenciements à la mode Continental, de rafles de sans-papiers ou d'opposants politiques, de gamins bousillés par la police dans les banlieues, ou de ministres menaçant de priver de diplôme ceux qui osent encore occuper leur fac, pour décider qu'un tel régime, même installé par un plébiscite aux apparences démocratiques, n'a aucun titre à exister et mérite seulement d'être mis à bas ? C'est une affaire de sensibilité.

La servitude est l'intolérable qui peut être infiniment tolérée. Parce que c'est une affaire de sensibilité et que cette sensibilité-là est immédiatement politique (non en ce qu'elle se demande "pour qui vais-je voter ?", mais "mon existence est-elle compatible avec cela ?"), c'est pour le pouvoir une question d'anesthésie à quoi il répond par l'administration de doses sans cesse plus massives de divertissement, de peur et de bêtise. Et là où l'anesthésie n'opère plus, cet ordre qui a réuni contre lui toutes les raisons de se révolter tente de nous en dissuader par une petite terreur ajustée.

Nous ne sommes, mes camarades et moi, qu'une variable de cet ajustement-là. On nous suspecte comme tant d'autres, comme tant de "jeunes", comme tant de "bandes", de nous désolidariser d'un monde qui s'effondre. Sur ce seul point, on ne ment pas. Heureusement, le ramassis d'escrocs, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle "victoire" dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manœuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable. En d'autres termes : la situation est excellente. Ce n'est pas le moment de perdre courage.
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