Morgan était en vacances chez ses grands-parents maternels, à Marly-le-roi, petite ville bucolique de la banlieue ouest parisienne. Ils aimaient leur petit-fils, naturellement, faisant abstraction de son handicap aux jambes comme s'il s'était agi d'un insecte tenace que l'on ne pouvait chasser, et auquelle on devait s'accoutumer. Seulement, Mamie adorait Morgan plus que ses autres petits-enfants pour une raison qu'elle gardait cachée : il était roux.
Avoir des cheveux roux était le parangon de la beauté pour Mamie, la quintessence du sublime, la venue d'Adonis sur Terre. De ses trois enfants, aucun d'entre eux n'avait développé ne serait-ce que des taches de rousseur, et elle en avait été secrètement peinée, sans s'en ouvrir verbalement ; « Après tout, ce n'est pas de leur faute, à mes minots », conclua-t-elle.
Jeter l'absolu sur un critère esthétique peut s'expliquer par divers types d'événements : une révélation, un choc, une habitude, que sais-je encore. Dans le cas de Mamie, on n'avait pas la moindre idée. Un amour de la prime jeunesse ? Des recherches sur Ramsès II ? Une lecture multiple de Poil-de-Carotte ? On pouvait émettre foule d'hypothèses farfelues, le résultat revenait au même.
À la naissance de Morgan, débarquant trois jours après l'accouchement, elle fondit en larmes à l'énonciation de possibles traumatismes irréductibles. « Pauvre créature » sanglota-t-elle, désemparée face à la nouvelle. En se penchant, elle vit la tête toute fripée du nouveau-né et elle s'arrêta à mi-hauteur, hoquetante, en apercevant le léger duvet roux flamboyant du crâne. Son amour devint sans limites pour ce bout de chou frappé par le sort. Elle tenta aussitôt de rassurer sa famille en déclarant que tout compte fait, « on a tous en soi un handicap, visible ou non ». Dominique, sa fille, elle également terrorisée un temps par cette double inconnue, la naissance et le handicap, reprit courage en voyant sa propre mère tout sourire, se méprenant toutefois sur la nature de sa joie.
La maison de Marly-le-Roi, situé sur les hauteurs, dans la vieille ville, n'était pas du tout adaptée pour le quotidien d'un handicapé hémiplégique, à la grande consternation de Mamie : uniquement des escaliers aux entrées, pas de chambre au rez-de-chaussée et ne parlons pas de salle de bain. Les grands-parents attentifs firent élever une rampe de béton sur la façade septentrionale de la maison qui rejoignait une véranda. On traversait dans sa largeur cette même véranda pour atteindre la porte-fenêtre d'une belle chambre exposée au sud, la lumière entrant par une large ouverture, et dans le fond, une salle de bain très confortable, mitoyenne de la cuisine (une histoire de conduite d'eau). Il s'agissait d'un bureau, autrefois, mais comme la maison possédait en sus deux étages, il fut aisé de transférer les affaires là-haut.
Rien n'était trop beau pour le petit rouquin de Mamie. Morgan, quand il fut en âge de comprendre, les en avait remerciés.
Ils l'autorisaient à piocher dans leur grande bibliothèque. Ils tenaient à leurs livres, c'est pourquoi ils avaient éprouvé une certaine tergiversation avant de le laisser manipuler les lourds et imposants ouvrages. De nos jours, rares sont les garçons qui s'adonnent à la lecture des Essais de Montaigne à l'âge de quinze ans ; faut-il connaître ce que c'est, d'une part, et avoir un Papi pour le commenter de façon ludique, d'autre part. Morgan ne s'ennuyait jamais à parcourir les rayons, il aimait ressentir cette douce force érudite qui sommeillait derrière chaque reliure qu'il lisait. Il se serait cru dans Les Mots de Sartre.
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