J'ai arrêté de diffuser les Intermédiaires car je n'en avais pas écrit davantage... Non, c'est plus nuancé. Il y en a deux de plus, sauf que le premier je le réserve pour un concours littéraire, ce qui m'interdit d'office de le publier avant son hypothétique parution dans le magazine qui organise ce concours (le Magazine littéraire, en l'occurrence), et le deuxième je le laisse au chaud.
Intermédiaires étant un nom intermédiaire. J'ai réfléchi à un nouveau concept. Les prochains textes, qui ne paraîtront pas ici sont en général bien plus longs que ce à quoi je m'attendais, de prime abord. En effet, le but originel des Intermédiaires était de composer 108 textes dans lesquels je m'imposais trois contraintes : d'une, ne pas dépasser le recto d'une page quadrillée à petits carreaux ; de deux, utiliser un pont, un tunnel ou tout moyen de traverser ; de trois, faire mention d'un oiseau, ou de tout objet capable de voler.
Plus le projet avançait, plus il devenait difficile d'accéder surtout à la première contrainte de mon tacite cahier des charges ; je dépassais la page et demie, bien plus encore pour les XXVII ou XXIV, par exemples. J'en ai écrit 36 (je compte le VII, bien qu'il devienne un inédit puisqu'il interfère avec un futur texte plus ambitieux), il en reste neuf à rédiger avec ces mêmes ingrédients (longueur, pont, oiseau, même si la longueur sera mise à mal), et neuf autres qui n'auront pas grand-chose à partager avec les actuels ; sauf bien sûr au sein de ce nouveau concept...
mardi 16 décembre 2008
mercredi 3 décembre 2008
Intermédiaire XXXIV
Un mardi d'été semblable aux autres. Annemiggeli revient du marché artisanal qui se tient au marché couvert de la Grenette à Saint-Claude. Jeune femme célibataire, elle est encore un peu sous le choc de sa récente séparation. Le marché lui donnait l'occasion d'écarter temporairement ses tracas sentimentaux.
Ce fut un émerveillement pour les yeux, comme d'habitude. Les artisans étalaient leurs œuvres décoratives : des briques romaines peintes, des morceaux de bois transformés en stylo ou en corbeille de fruits, des chandelles de toutes les formes et de toutes les couleurs ; Annemiggeli s'en est procurée deux, ainsi que deux pots de confiture (framboise et griotte). Être entourée de monde et s'immerger dans le bruit de la foule l'avait distraite et réchauffée.
Elle progressait vers la rue Édouard Branly, quand elle appréhenda un homme, au croisement de la rue des Étapes et de la rue Carnot, qui prenait en photo le trompe-l'œil représentant l'ancien pont suspendu. Elle le scruta, se déplaçant sur l'autre trottoir, croyant au fond qu'en agissant ainsi, il allait se retourner vers elle. Il était tellement absorbé dans son occupation ; il ne la regarda pas et, ses fantasmes évaporés, elle passa son chemin, la tête nébuleuse.
Denis collectionnait les photos des trompe-l'œil. Malgré tous les cerveaux qui y étaient déployés, le Cercle des Amis du Grec Ancien de Dammarie-sur-Essonne lui-même n'avait pu lui donner le nom attribué aux collectionneurs de cette catégorie. Il utilisait ses week-ends et ses vacances tout à sa passion ; une manière détournée de révéler son célibat endurci.
La veille au soir, en s'arrêtant au bord de la route afin de soulager une alarme naturelle, il avait fait fuir un tétras lyre ; sûr qu'un de ses amis du Cercle aurait sorti une bonne plaisanterie. Il nota qu'il faudrait qu'il s'arrête à un restaurant, histoire de découvrir un plat avec ce volatile dans l'assiette, pour avoir un aperçu de la gastronomie locale.
On lui avait fourni une indication au village de Saint-Claude sur un trompe-l'œil, rue des Étapes ; c'est son mode opératoire, questionner les gens dans chaque commune qu'il explore. Cette fois, c'était un pont ; on trouve beaucoup de trompe-l'œil sur et sous les ponts, rarement qui en reproduisent. Celui-ci avait une belle teinte digne des cartes postales de l'ancien temps ; l'autre partie du travail, tout aussi difficile, consistait à fournir une légende détaillée. Ce pont-ci ne ressemblait pas à celui qu'il voyait enjamber la vallée du Tacon ; du travail en perspective.
Denis sentit une pique à la base de sa nuque ; il jeta un coup d'œil à droite et à gauche : seule une jeune femme en jupe et portant un panier s'éloignait. Il se massa négligemment l'endroit qui le démangeait – un quelconque insecte avait dû se cogner – et il reporta son attention sur la peinture.
N.B. : la possibilité du jeu de mots du CAGADE était une indication subtile pour un jeu de mots bien réel : phantasma (φαντασμα) signifie trompe-l'œil !
Ce fut un émerveillement pour les yeux, comme d'habitude. Les artisans étalaient leurs œuvres décoratives : des briques romaines peintes, des morceaux de bois transformés en stylo ou en corbeille de fruits, des chandelles de toutes les formes et de toutes les couleurs ; Annemiggeli s'en est procurée deux, ainsi que deux pots de confiture (framboise et griotte). Être entourée de monde et s'immerger dans le bruit de la foule l'avait distraite et réchauffée.
Elle progressait vers la rue Édouard Branly, quand elle appréhenda un homme, au croisement de la rue des Étapes et de la rue Carnot, qui prenait en photo le trompe-l'œil représentant l'ancien pont suspendu. Elle le scruta, se déplaçant sur l'autre trottoir, croyant au fond qu'en agissant ainsi, il allait se retourner vers elle. Il était tellement absorbé dans son occupation ; il ne la regarda pas et, ses fantasmes évaporés, elle passa son chemin, la tête nébuleuse.
*
Denis collectionnait les photos des trompe-l'œil. Malgré tous les cerveaux qui y étaient déployés, le Cercle des Amis du Grec Ancien de Dammarie-sur-Essonne lui-même n'avait pu lui donner le nom attribué aux collectionneurs de cette catégorie. Il utilisait ses week-ends et ses vacances tout à sa passion ; une manière détournée de révéler son célibat endurci.
La veille au soir, en s'arrêtant au bord de la route afin de soulager une alarme naturelle, il avait fait fuir un tétras lyre ; sûr qu'un de ses amis du Cercle aurait sorti une bonne plaisanterie. Il nota qu'il faudrait qu'il s'arrête à un restaurant, histoire de découvrir un plat avec ce volatile dans l'assiette, pour avoir un aperçu de la gastronomie locale.
On lui avait fourni une indication au village de Saint-Claude sur un trompe-l'œil, rue des Étapes ; c'est son mode opératoire, questionner les gens dans chaque commune qu'il explore. Cette fois, c'était un pont ; on trouve beaucoup de trompe-l'œil sur et sous les ponts, rarement qui en reproduisent. Celui-ci avait une belle teinte digne des cartes postales de l'ancien temps ; l'autre partie du travail, tout aussi difficile, consistait à fournir une légende détaillée. Ce pont-ci ne ressemblait pas à celui qu'il voyait enjamber la vallée du Tacon ; du travail en perspective.
Denis sentit une pique à la base de sa nuque ; il jeta un coup d'œil à droite et à gauche : seule une jeune femme en jupe et portant un panier s'éloignait. Il se massa négligemment l'endroit qui le démangeait – un quelconque insecte avait dû se cogner – et il reporta son attention sur la peinture.
N.B. : la possibilité du jeu de mots du CAGADE était une indication subtile pour un jeu de mots bien réel : phantasma (φαντασμα) signifie trompe-l'œil !
vendredi 28 novembre 2008
Intermédiaire XXXIII
Il fut construit aux abords de la ville de Pluguffan, à l'ombre conjointe d'un chêne et d'un châtaignier immenses, au temps d'avant le sentier pédestre.
J'avais onze ans ; mon frère Simon, neuf. Le « Royaume », le nom du territoire décrété au sein de notre bande de copains, s'étendait loin en amont et en aval d'un ruisseau anonyme ; sa capitale, son épicentre : les deux majestueux arbres d'essence différente ; sa Grotte des Chevaliers, obscure, pleine de dragons fumants ; à l'est, le Moulin, sorte de cuve d'eau naturelle, lieu cynégétique en grenouilles et petites truites ; plus au sud-est, la Plaine aux Fougères, champ de bataille limitrophe avec les pouilleux de Vorc'h Laë, éternel lieu de cache-cache les autres jours. Nous acceptâmes la mort dans l'âme une invasion barbare féminine (certes concitoyennes de Goarem Creis (1), mais des filles), dont les sujets s'installèrent brièvement à proximité, au cœur d'un chêne touffu et à la canopée rabotée.
Dans ce contexte de rivalité médiévale inter-quartiers, Goarem Creis se devait d'avoir une longueur d'avance. Pour démontrer notre savoir-faire technologique, une idée germa un après-midi estival, au chant d'un merle, alors que nous contemplions une grande fosse creusée par l'Histoire et le cours d'eau.
- Pourquoi pas en faire un bassin ?
L'eau cherchait à s'esquiver par une ouverture large d'un mètre ; nous n'osions pas nous aventurer plus loin dans la fosse : au sortir de celle-ci, le granit désagrégé en poussière de mica et de quartz offrait une stabilité à nos pieds, à l'abri relatif dans des bottes, que la vase nauséabonde et traîtresse d'au-delà ne pouvait procurer.
Mon frère prenait ce chantier très au sérieux ; il était celui qui s'en occupait le plus, devant un ami, Fanch, et moi. Nous dégageâmes au sécateur et à la bêche ronces, fougères et autres végétaux nuisibles aux fondations. Les outils d'excavation ensuite, pioches et pelles attaquèrent les parois terreuses habitées de lombrics. Nous travaillâmes même un jour qu'il pleuvait froidement des hallebardes ; trempés, l'œuvre prenant forme, nous ne pouvions que nous acharner. Nous faisions au mieux pour rester propres ; bien plus d'une fois, nos bottes se remplirent d'une humeur boueuse. A mains nues, nous posâmes les roches édificatrices ; à mains nues, nous bouchâmes les fuites coquines ; égratignées, gonflées, gelées, mais heureuses. Le dimanche était particulier : après une journée harassante et le regard résigné de ma mère sur nos vêtements, Simon et moi avions droit à notre traditionnel repas de crêpes ; une odeur à se pâmer contrastant avec les gaz marécageux.
Nous eûmes la visite une fois du fermier voisin (diplomatiquement neutre avec le Royaume, mais nous n'hésitions pas à batifoler dans son énorme grange aux bottes de foin piquant).
- Demat, yaouankiz ! (2) fit-il, en débouchant brusquement d'un hallier, de sa douce voix contredisant son dos voûté et son visage bruni.
- Bonjour, M'sieur Tymor ! répondit-on, sans trop comprendre ce qu'il nous avait dit.
- Alors, qu'est-ce qu'on fabrique de beau ?
- Un barrage ! lui lança-t-on, un sourire éloquent aux lèvres.
Il resta discuter quelques instants en notre compagnie, et devant le labeur déployé, s'en alla, silencieux, respectueux des travailleurs.
Pour sûr l'avancée des travaux ne se fit pas sans heurts ; crispations, énervements apportèrent leurs réunions conciliatoires sur les poursuites du monument, et plusieurs essais (conclus inévitablement par une inondation) aboutirent au tassement de l'ouvrage. Nous pouvions désormais traverser au sec, tandis que le niveau de l'eau montait progressivement, à l'instar de la popularité de l'édifice, qui dépassa promptement nos frontières.
Nous pûmes nous y baigner avant l'envahissement inéluctable par les lentilles d'eau et autres élodées, accompagnant la chute des chatons. Une corde pour se balancer d'un saule roux, un radeau moins stable qu'un monocycle, tout fut fait pour profiter de cette soudaine étendue d'eau.
Le barrage de mon frère, y ayant placé sa volonté, consacra notre été, sous le bruissement bienveillant du couple d'arbres.
1 : littéralement « la garenne du milieu » ou « la terre du milieu »... Ça ne s'invente pas.
2 : Salut, la jeunesse !
J'avais onze ans ; mon frère Simon, neuf. Le « Royaume », le nom du territoire décrété au sein de notre bande de copains, s'étendait loin en amont et en aval d'un ruisseau anonyme ; sa capitale, son épicentre : les deux majestueux arbres d'essence différente ; sa Grotte des Chevaliers, obscure, pleine de dragons fumants ; à l'est, le Moulin, sorte de cuve d'eau naturelle, lieu cynégétique en grenouilles et petites truites ; plus au sud-est, la Plaine aux Fougères, champ de bataille limitrophe avec les pouilleux de Vorc'h Laë, éternel lieu de cache-cache les autres jours. Nous acceptâmes la mort dans l'âme une invasion barbare féminine (certes concitoyennes de Goarem Creis (1), mais des filles), dont les sujets s'installèrent brièvement à proximité, au cœur d'un chêne touffu et à la canopée rabotée.
Dans ce contexte de rivalité médiévale inter-quartiers, Goarem Creis se devait d'avoir une longueur d'avance. Pour démontrer notre savoir-faire technologique, une idée germa un après-midi estival, au chant d'un merle, alors que nous contemplions une grande fosse creusée par l'Histoire et le cours d'eau.
- Pourquoi pas en faire un bassin ?
L'eau cherchait à s'esquiver par une ouverture large d'un mètre ; nous n'osions pas nous aventurer plus loin dans la fosse : au sortir de celle-ci, le granit désagrégé en poussière de mica et de quartz offrait une stabilité à nos pieds, à l'abri relatif dans des bottes, que la vase nauséabonde et traîtresse d'au-delà ne pouvait procurer.
Mon frère prenait ce chantier très au sérieux ; il était celui qui s'en occupait le plus, devant un ami, Fanch, et moi. Nous dégageâmes au sécateur et à la bêche ronces, fougères et autres végétaux nuisibles aux fondations. Les outils d'excavation ensuite, pioches et pelles attaquèrent les parois terreuses habitées de lombrics. Nous travaillâmes même un jour qu'il pleuvait froidement des hallebardes ; trempés, l'œuvre prenant forme, nous ne pouvions que nous acharner. Nous faisions au mieux pour rester propres ; bien plus d'une fois, nos bottes se remplirent d'une humeur boueuse. A mains nues, nous posâmes les roches édificatrices ; à mains nues, nous bouchâmes les fuites coquines ; égratignées, gonflées, gelées, mais heureuses. Le dimanche était particulier : après une journée harassante et le regard résigné de ma mère sur nos vêtements, Simon et moi avions droit à notre traditionnel repas de crêpes ; une odeur à se pâmer contrastant avec les gaz marécageux.
Nous eûmes la visite une fois du fermier voisin (diplomatiquement neutre avec le Royaume, mais nous n'hésitions pas à batifoler dans son énorme grange aux bottes de foin piquant).
- Demat, yaouankiz ! (2) fit-il, en débouchant brusquement d'un hallier, de sa douce voix contredisant son dos voûté et son visage bruni.
- Bonjour, M'sieur Tymor ! répondit-on, sans trop comprendre ce qu'il nous avait dit.
- Alors, qu'est-ce qu'on fabrique de beau ?
- Un barrage ! lui lança-t-on, un sourire éloquent aux lèvres.
Il resta discuter quelques instants en notre compagnie, et devant le labeur déployé, s'en alla, silencieux, respectueux des travailleurs.
Pour sûr l'avancée des travaux ne se fit pas sans heurts ; crispations, énervements apportèrent leurs réunions conciliatoires sur les poursuites du monument, et plusieurs essais (conclus inévitablement par une inondation) aboutirent au tassement de l'ouvrage. Nous pouvions désormais traverser au sec, tandis que le niveau de l'eau montait progressivement, à l'instar de la popularité de l'édifice, qui dépassa promptement nos frontières.
Nous pûmes nous y baigner avant l'envahissement inéluctable par les lentilles d'eau et autres élodées, accompagnant la chute des chatons. Une corde pour se balancer d'un saule roux, un radeau moins stable qu'un monocycle, tout fut fait pour profiter de cette soudaine étendue d'eau.
Le barrage de mon frère, y ayant placé sa volonté, consacra notre été, sous le bruissement bienveillant du couple d'arbres.
1 : littéralement « la garenne du milieu » ou « la terre du milieu »... Ça ne s'invente pas.
2 : Salut, la jeunesse !
mercredi 26 novembre 2008
Intermédiaire XXXII
« La loi, dans un grand souci d'égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain. »
La phrase s'étalait en grandes lettres bleues sur fond gris, badigeonnées de toute évidence à l'aide d'un pinceau large, conclue par le nom de son auteur : ANATOLE FRANCE. Le mur suintant et carrelé n'avait pas vraiment entamé la sentence ; soit elle était relativement récente, soit la peinture se cramponnait admirablement.
La réclame stérile surplombait un amas de planches, de bâches et de cartons, le tout plus ou moins ligaturé ; on notait une certaine méticulosité à l'ouvrage ; on devait y prendre soin en dépit des environs répugnants : le fleuve humide et charriant des alluvions urbains ; le tablier du pont, sombre et habité ; le ronflement incessant du trafic autoroutier.
Un homme sortit debout de la masure, ou, plus poétiquement, se détacha de l'ensemble. Vêtu vraisemblablement de ce qu'il avait trouvé et/ou gardé, il s'éloigna en s'étirant, suivi à quelques pas d'un chat au pelage mi-long et noir et blanc. « Le Chat », comme l'appelait son maître (si tant est qu'un chat ait un maître), ne le quittait que rarement.
Le clochard déambula dans la ville toute la journée, le chat près des pieds, l'estomac au niveau des talons, évitant les rues trop bondées ; les gens avaient tendance à flairer une odeur, à ses côtés, et s'écartaient en fronçant le nez, malgré sa volonté d'entretenir une hygiène raisonnable. Le plus lourd sacrifice consenti fut la perte de ses cheveux longs ; dehors, la vermine est impitoyable. Il ne se risquait à la mendicité qu'en cas de carence grave, et cette époque n'était pas encore, heureusement, advenue. Il connaissait un employé travaillant au supermarché tout proche, amitié relique d'un passé englouti. Approvisionné en denrées à la frontière de la péremption, il partagea un bout de son repas avec le Chat, animal de compagnie qui s'exprimait peu.
Son vagabondage l'entraîna ensuite à proximité d'un restaurant d'alimentation rapide. Il éprouva de la peine pour les pinsons gras, les plumes ébouriffées et ternes, malades d'avoir picoré à longueur de temps des frites froides et les sauces grasses. Le Chat marqua sa désapprobation en snobant cette volaille, indigne de son rang de prédateur.
Et tous les soirs, il rejoignait quelques familles regroupées au cœur d'une ruelle entre deux immeubles, et sous les lumières de lampadaires d'une cour adjacente, se livrait à une séance de narration d'histoires pour les enfants. Il n'était pas rare qu'un parent s'appuie sur un mur et se mette à l'écouter ; le Chat s'allongeait à l'écart, indifférent, les yeux mi-clos.
- Oh ! Mais je vois que nous avons un petit nouveau ! dit-il d'une voix claire qui contredisait son apparence. Comment t'appelles-tu ?
- Loïc, répondit timidement, en articulant les syllabes, le garçonnet.
- Les autres, pouvez-vous dire à Loïc quelle histoire nous avons terminée hier soir ?
- L'Odyssééée ! clama en un chœur indistinct le jeune public.
- Et qui a inventé cette histoire ?
- Homèèère !
- L'un d'entre vous peut-il me raconter ce qu'il a retenu ? En gros. Vas-y, Rachida, nous t'écoutons.
- Eh bien, commença la gamine en se levant, y a Ulysse qui fait un long voyage pour revoir sa femme, Pelote...
- Pénélope, rattrapa un garçon assis à côté d'elle.
- Mais, je sais-euh !... Et alors il rencontre pleins de monstres, un cyclope qui a qu'un œil, il est aussi presque transformé en cochon pour être mangé, et quand il rentre chez lui, il se déguise en pauvre, et là, y a son chien très vieux qui le reconnaît avant de mourir, et c'est comme ça qu'il revient sur le trône de Grèce, et qu'il revoit sa femme et son fils.
- C'est très bien. D'accord. Chuchuchut ! Si vous voulez parler de L'Odyssée entre vous, faites-le après, sinon je m'en vais !
Les gamins se chamaillèrent un instant à coup de « Vas-y, tais-toi ! », puis se calmèrent. Sûr d'accaparer l'attention générale, le clochard amorça :
- Ce soir, je vais commencer une histoire qui a pour titre Les Misérables, une très belle histoire qui fut écrite par un homme qui s'appelait Victor Hugo. Cette histoire a eu lieu il y a très longtemps.
Il fit une pause oratoire.
- Un homme marche sur un chemin plein de cailloux. La nuit tombe, le vent souffle et il n'a pas d'abri pour dormir, même pas une niche pour se coucher. Son nom est Jean Valjean ; répétez après moi : Jean, Valjean.
La phrase s'étalait en grandes lettres bleues sur fond gris, badigeonnées de toute évidence à l'aide d'un pinceau large, conclue par le nom de son auteur : ANATOLE FRANCE. Le mur suintant et carrelé n'avait pas vraiment entamé la sentence ; soit elle était relativement récente, soit la peinture se cramponnait admirablement.
La réclame stérile surplombait un amas de planches, de bâches et de cartons, le tout plus ou moins ligaturé ; on notait une certaine méticulosité à l'ouvrage ; on devait y prendre soin en dépit des environs répugnants : le fleuve humide et charriant des alluvions urbains ; le tablier du pont, sombre et habité ; le ronflement incessant du trafic autoroutier.
Un homme sortit debout de la masure, ou, plus poétiquement, se détacha de l'ensemble. Vêtu vraisemblablement de ce qu'il avait trouvé et/ou gardé, il s'éloigna en s'étirant, suivi à quelques pas d'un chat au pelage mi-long et noir et blanc. « Le Chat », comme l'appelait son maître (si tant est qu'un chat ait un maître), ne le quittait que rarement.
Le clochard déambula dans la ville toute la journée, le chat près des pieds, l'estomac au niveau des talons, évitant les rues trop bondées ; les gens avaient tendance à flairer une odeur, à ses côtés, et s'écartaient en fronçant le nez, malgré sa volonté d'entretenir une hygiène raisonnable. Le plus lourd sacrifice consenti fut la perte de ses cheveux longs ; dehors, la vermine est impitoyable. Il ne se risquait à la mendicité qu'en cas de carence grave, et cette époque n'était pas encore, heureusement, advenue. Il connaissait un employé travaillant au supermarché tout proche, amitié relique d'un passé englouti. Approvisionné en denrées à la frontière de la péremption, il partagea un bout de son repas avec le Chat, animal de compagnie qui s'exprimait peu.
Son vagabondage l'entraîna ensuite à proximité d'un restaurant d'alimentation rapide. Il éprouva de la peine pour les pinsons gras, les plumes ébouriffées et ternes, malades d'avoir picoré à longueur de temps des frites froides et les sauces grasses. Le Chat marqua sa désapprobation en snobant cette volaille, indigne de son rang de prédateur.
Et tous les soirs, il rejoignait quelques familles regroupées au cœur d'une ruelle entre deux immeubles, et sous les lumières de lampadaires d'une cour adjacente, se livrait à une séance de narration d'histoires pour les enfants. Il n'était pas rare qu'un parent s'appuie sur un mur et se mette à l'écouter ; le Chat s'allongeait à l'écart, indifférent, les yeux mi-clos.
- Oh ! Mais je vois que nous avons un petit nouveau ! dit-il d'une voix claire qui contredisait son apparence. Comment t'appelles-tu ?
- Loïc, répondit timidement, en articulant les syllabes, le garçonnet.
- Les autres, pouvez-vous dire à Loïc quelle histoire nous avons terminée hier soir ?
- L'Odyssééée ! clama en un chœur indistinct le jeune public.
- Et qui a inventé cette histoire ?
- Homèèère !
- L'un d'entre vous peut-il me raconter ce qu'il a retenu ? En gros. Vas-y, Rachida, nous t'écoutons.
- Eh bien, commença la gamine en se levant, y a Ulysse qui fait un long voyage pour revoir sa femme, Pelote...
- Pénélope, rattrapa un garçon assis à côté d'elle.
- Mais, je sais-euh !... Et alors il rencontre pleins de monstres, un cyclope qui a qu'un œil, il est aussi presque transformé en cochon pour être mangé, et quand il rentre chez lui, il se déguise en pauvre, et là, y a son chien très vieux qui le reconnaît avant de mourir, et c'est comme ça qu'il revient sur le trône de Grèce, et qu'il revoit sa femme et son fils.
- C'est très bien. D'accord. Chuchuchut ! Si vous voulez parler de L'Odyssée entre vous, faites-le après, sinon je m'en vais !
Les gamins se chamaillèrent un instant à coup de « Vas-y, tais-toi ! », puis se calmèrent. Sûr d'accaparer l'attention générale, le clochard amorça :
- Ce soir, je vais commencer une histoire qui a pour titre Les Misérables, une très belle histoire qui fut écrite par un homme qui s'appelait Victor Hugo. Cette histoire a eu lieu il y a très longtemps.
Il fit une pause oratoire.
- Un homme marche sur un chemin plein de cailloux. La nuit tombe, le vent souffle et il n'a pas d'abri pour dormir, même pas une niche pour se coucher. Son nom est Jean Valjean ; répétez après moi : Jean, Valjean.
samedi 22 novembre 2008
Intermédiaire XXXI
- C'est vraiment le bout du monde. La mer, rien que la mer, à des centaines de kilomètres à la ronde, s'extasia la femme.
Le couple chevauchait au pas sur le bord de la route méridionale de l'Île de Pâques ; ils approchaient du site de Hanga Te'e. Le bout de terre perdu dans le Pacifique était impitoyablement battu par des vents violents, hiver comme été, et ne les épargnaient d'aucune manière.
- C'est quand même un peu désert, il n'y a pas d'arbre... concéda-t-elle.
- Je t'avais prévenue. Encore une désertification à mettre au crédit de l'Homme, fit, maussade, son compagnon.
- Toi, depuis ce matin, je te sens bougon. Soit tu couves quelque chose, soit tu as une réflexion que tu rumines.
- Je réfléchissais au fait que la déforestation de l'île n'est dû, encore une fois, qu'à la volonté d'un culte religieux, emmenant la population indigène à une mort certaine.
La femme, la trentaine entamée, observa intensément son partenaire, non gênée par le pas du hongre qu'elle montait. En écartant les cheveux qui revenaient sans cesse devant ses yeux, elle dit :
- Non, chéri, je te connais assez pour savoir que ce n'est pas ce qui te préoccupe réellement.
Il lui jeta un coup d'œil et un sourire en coin ; le Cerro Terevaka veillait sur eux, en arrière-plan.
- On ne peut rien te cacher, chérie.
A l'horizon apparut un moaï, qui pointait son regard enfoncé dans la pierre vers l'intérieur des terres. L'homme tira sur les rênes, et obligea sa compagne à faire de même ; ils s'arrêtèrent au pied de la sculpture.
- Tu savais que leurs yeux étaient en cartilage de requin ?
- Je le sais, oui. Vas-tu me dire ce qui te tracasses ?
- Ceci. » Il sortit un billet de 100 Euro. « L'argent, encore l'argent, toujours l'argent. » Elle ne répondit pas. « Encore plus puissant qu'une religion, encore plus dévastateur pour l'humanité. » Il n'entendit que les sabots martelant épisodiquement le sol, et le vent qui rugissait. « L'ultime artifice. Mais ça (il désigna sur le billet le pont au tracé baroque), ça, ça dépasse l'entendement. C'est du cynisme pur, une défaite du monde libre.
- Ne soit pas si lyrique, soupira-t-elle.
- Mais enfin, dessiner un pont, un symbole qui rassemble, sur un billet de banque, l'élément qui divise, qui embobine par excellence, n'est-ce pas de l'hypocrisie ? N'est-ce pas se moquer de notre poire ? Alors voici ce que je vais faire », s'écria-t-il, ferme, sans laisser de temps de réponse.
Tandis qu'il pliait le billet, il ajouta :
- Une fois, j'ai lu dans un journal satirique (défini satirique par qui, à ce propos ?) que des Russes s'amusaient en soirée à brûler des billets de 500, et que leurs domestiques avaient ensuite ordre de ramasser les cendres. Ces « riches » sont des inconscients, en plus d'être punissables par la justice, alors que moi, je sais ce qu'est l'argent : le lien artificiel d'asservissement. Voilà.
Il s'orienta face à la mer.
- Un billet de cent.
Et il jeta l'avion en papier.
Le couple chevauchait au pas sur le bord de la route méridionale de l'Île de Pâques ; ils approchaient du site de Hanga Te'e. Le bout de terre perdu dans le Pacifique était impitoyablement battu par des vents violents, hiver comme été, et ne les épargnaient d'aucune manière.
- C'est quand même un peu désert, il n'y a pas d'arbre... concéda-t-elle.
- Je t'avais prévenue. Encore une désertification à mettre au crédit de l'Homme, fit, maussade, son compagnon.
- Toi, depuis ce matin, je te sens bougon. Soit tu couves quelque chose, soit tu as une réflexion que tu rumines.
- Je réfléchissais au fait que la déforestation de l'île n'est dû, encore une fois, qu'à la volonté d'un culte religieux, emmenant la population indigène à une mort certaine.
La femme, la trentaine entamée, observa intensément son partenaire, non gênée par le pas du hongre qu'elle montait. En écartant les cheveux qui revenaient sans cesse devant ses yeux, elle dit :
- Non, chéri, je te connais assez pour savoir que ce n'est pas ce qui te préoccupe réellement.
Il lui jeta un coup d'œil et un sourire en coin ; le Cerro Terevaka veillait sur eux, en arrière-plan.
- On ne peut rien te cacher, chérie.
A l'horizon apparut un moaï, qui pointait son regard enfoncé dans la pierre vers l'intérieur des terres. L'homme tira sur les rênes, et obligea sa compagne à faire de même ; ils s'arrêtèrent au pied de la sculpture.
- Tu savais que leurs yeux étaient en cartilage de requin ?
- Je le sais, oui. Vas-tu me dire ce qui te tracasses ?
- Ceci. » Il sortit un billet de 100 Euro. « L'argent, encore l'argent, toujours l'argent. » Elle ne répondit pas. « Encore plus puissant qu'une religion, encore plus dévastateur pour l'humanité. » Il n'entendit que les sabots martelant épisodiquement le sol, et le vent qui rugissait. « L'ultime artifice. Mais ça (il désigna sur le billet le pont au tracé baroque), ça, ça dépasse l'entendement. C'est du cynisme pur, une défaite du monde libre.
- Ne soit pas si lyrique, soupira-t-elle.
- Mais enfin, dessiner un pont, un symbole qui rassemble, sur un billet de banque, l'élément qui divise, qui embobine par excellence, n'est-ce pas de l'hypocrisie ? N'est-ce pas se moquer de notre poire ? Alors voici ce que je vais faire », s'écria-t-il, ferme, sans laisser de temps de réponse.
Tandis qu'il pliait le billet, il ajouta :
- Une fois, j'ai lu dans un journal satirique (défini satirique par qui, à ce propos ?) que des Russes s'amusaient en soirée à brûler des billets de 500, et que leurs domestiques avaient ensuite ordre de ramasser les cendres. Ces « riches » sont des inconscients, en plus d'être punissables par la justice, alors que moi, je sais ce qu'est l'argent : le lien artificiel d'asservissement. Voilà.
Il s'orienta face à la mer.
- Un billet de cent.
Et il jeta l'avion en papier.
vendredi 21 novembre 2008
Bêta lunaire
Un prétentieux hurluberlu bêtifiait de manière irrésistible et sensuelle en écrivant des textes en parfaite plénitude. Il était efficient bien qu'éructant du cérumen néphrétique par les oreilles.
Un homme, qu'il ulcérait rugueusement et sempiternellement, vint à son hébergement et lui fit avaler du mercure mortifère. L'hurluberlu méritait son sort funeste et rejoignit les champs céruléens ou sélènes, c'est selon...
(Petit texte sans prétention aucune)
Un homme, qu'il ulcérait rugueusement et sempiternellement, vint à son hébergement et lui fit avaler du mercure mortifère. L'hurluberlu méritait son sort funeste et rejoignit les champs céruléens ou sélènes, c'est selon...
(Petit texte sans prétention aucune)
jeudi 20 novembre 2008
Hors-série ~ Une aventure de la Grumch et Pitchoun
Avant de courir le semi-marathon chaque soir avec Daisy, la Grumch* eut d'autres animaux domestiques sous sa gouverne.
Hier, la torture en plein air.
Pitchoun, beau chien affectueux au poil long blanc et caramel, de taille moyenne, issu d'un cocktail canin étrange, longe le trottoir d'en face de la résidence de sa maîtresse, qu'il vient de sortir, et furète une allée de garage proche, quand soudain :
« Kaï !! »
Le pauvre, de sa truffe humide, vient de recevoir une châtaigne mémorable, car un fil électrique posé à même le sol marque l'allée. La Grumch, outrée, flairant une mise en danger d'autrui et des chiens renifleurs, interpelle Mme C. sur l'illégalité d'un tel dispositif d'intimidation de violation de propriété.
« Vous gardez quoi dans votre enclos ? Des vaches, peut-être ? Ou c'est juste votre famille ? »
Si elle ne l'a pas dit, elle l'a pensé très fort. La bonne femme a compris le message.
Une semaine plus tard, la Grumch se voit houspiller par M. C., le mari, le véritable fautif, étalant sa mauvaise foi :
« Dites donc ! J'ai reçu une lettre de la mairie ! Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Vous auriez mieux fait de m'en parler ! Et je vous interdis de venir fureter chez moi et de me balancer ! »
Pour un peu, on la traitait de collabo !
« Primo, j'ai fait part à votre femme de la dangerosité d'avoir un fil électrique posé sur le trottoir. Vous êtes encore son mari, non ? Elle n'a pas encore quitté la maison, non ? Secundo, je parle d'abord avec les gens concernés s'il y a un problème, ensuite je vais plus haut si ça dure trop. Capish ? Alors je vous interdis de m'accuser à tort, car je n'ai rien fait ! Non mais ! »
Le malotru se détourne en bougonnant.
La Grumch saura plus tard qu'il s'agissait de sa voisine de gauche qui, ayant vu la scène du toutou foudroyé, s'était tout de go précipité à la mairie. Voyant que l'on s'occupait de ses affaires sans son consentement, la Grumch bouillit intérieurement, en lâchant de temps à autre des mots incongrus à voix haute.
* doublait Clint Eastwood dans L'Inspecteur Harry
Hier, la torture en plein air.
Pitchoun, beau chien affectueux au poil long blanc et caramel, de taille moyenne, issu d'un cocktail canin étrange, longe le trottoir d'en face de la résidence de sa maîtresse, qu'il vient de sortir, et furète une allée de garage proche, quand soudain :
« Kaï !! »
Le pauvre, de sa truffe humide, vient de recevoir une châtaigne mémorable, car un fil électrique posé à même le sol marque l'allée. La Grumch, outrée, flairant une mise en danger d'autrui et des chiens renifleurs, interpelle Mme C. sur l'illégalité d'un tel dispositif d'intimidation de violation de propriété.
« Vous gardez quoi dans votre enclos ? Des vaches, peut-être ? Ou c'est juste votre famille ? »
Si elle ne l'a pas dit, elle l'a pensé très fort. La bonne femme a compris le message.
Une semaine plus tard, la Grumch se voit houspiller par M. C., le mari, le véritable fautif, étalant sa mauvaise foi :
« Dites donc ! J'ai reçu une lettre de la mairie ! Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Vous auriez mieux fait de m'en parler ! Et je vous interdis de venir fureter chez moi et de me balancer ! »
Pour un peu, on la traitait de collabo !
« Primo, j'ai fait part à votre femme de la dangerosité d'avoir un fil électrique posé sur le trottoir. Vous êtes encore son mari, non ? Elle n'a pas encore quitté la maison, non ? Secundo, je parle d'abord avec les gens concernés s'il y a un problème, ensuite je vais plus haut si ça dure trop. Capish ? Alors je vous interdis de m'accuser à tort, car je n'ai rien fait ! Non mais ! »
Le malotru se détourne en bougonnant.
La Grumch saura plus tard qu'il s'agissait de sa voisine de gauche qui, ayant vu la scène du toutou foudroyé, s'était tout de go précipité à la mairie. Voyant que l'on s'occupait de ses affaires sans son consentement, la Grumch bouillit intérieurement, en lâchant de temps à autre des mots incongrus à voix haute.
* doublait Clint Eastwood dans L'Inspecteur Harry
mercredi 19 novembre 2008
Intermédiaire XXX
« Journal de bord d'Eirik Raud, cent dix-septième jour de vol au sein du Simha Ier, an 4213 après l'Épopée de Gilgamesh.
À 9 heures standard j'ai reçu une invitation du commandant Viktor qui m'enjoignait à venir sur le pont du vaisseau. Ce devait être important puisqu'au moment où la porte de l'ascenseur gravitationnel s'ouvrit, un vacarme assourdissant m'accueillit, avant que je ne repère dans la foule Selenaïs et Agamemnon...
Tant que j'y suis, note : dîner en tête-à-tête demain 18 heures standard avec Selenaïs.
Je salue mes compagnons ; le commandant m'apercevant de loin et me saluant de la tête se décide à élever la voix pour demander l'attention de son auditoire. Suit un court blabla, jusqu'à ce qu'il dévoile l'objet du rendez-vous : l'image de notre future planète dans une résolution à couper le souffle. Des cris et des larmes légitimes surgirent parmi les invités ; Selenaïs m'a même instinctivement agrippé le bras. Ce que nous avions devant les yeux... Un rêve. Notre planète, Sippar.
Minutieusement sélectionnée entre d'innombrables concurrentes à la colonisation, c'est sa lune, Shamash, qui l'avait sortie du lot, miroir de notre Terre-mère. Celle qui apparaissait sur l'écran était incommensurablement plus belle que tout ce que j'avais pu imaginer. Ces teintes si prometteuses... et cette damnée étoile qui nous en avait caché la vue, à la sortie du dernier tunnel espace-temps ; maintenant que Sippar nous tendait les bras, l'excitation avait grimpé de plusieurs crans. Je saurai imposer, ce soir, mon sujet de discussion à mes collègues terraformateurs des autres missions, cher journal, et ce n'est pas pour me déplaire !
On passera à du concret, nous, deuxième génération ; nous n'en sortirons pas moins glorieusement que la première, bien au contraire. Je l'affirme. La biodiversité extraterrestre déjà sur place sera à intégrer à la complexe équation, paramètre qui n'existait pas sur Vénus, ou plus du tout sur Mars et sur Europe. Je sens l'adrénaline monter en moi par vagues, et ce vertige m'opacifie la manière de commencer à m'y plancher sérieusement ; j'ai l'impression de me retrouver face à un buffet monstrueux dont les plats disposés sont plus délicieux les uns que les autres, ne pouvant y goûter que superficiellement chacun son tour...
Mais que suis-je en train de dire ?
Je sais pertinemment que mon travail ne me rassasiera jamais, d'autant que la responsabilité qui est la mienne est un poids immense ; je détiens le pouvoir de survie d'innombrables futurs Sippariens ! Un pouvoir que nul autre n'obtiendra plus ! J'ai la chance unique de permettre la perpétuation de l'humanité...
J'en ai les larmes aux yeux, en l'exprimant tout haut. Cette émotion est plus intense encore du fait de la concrétisation de la beauté stellaire de ce matin...
J'attends impatiemment d'y poser les pieds, et ce serait un gâchis que d'oser anticiper un tel instant. »
À 9 heures standard j'ai reçu une invitation du commandant Viktor qui m'enjoignait à venir sur le pont du vaisseau. Ce devait être important puisqu'au moment où la porte de l'ascenseur gravitationnel s'ouvrit, un vacarme assourdissant m'accueillit, avant que je ne repère dans la foule Selenaïs et Agamemnon...
Tant que j'y suis, note : dîner en tête-à-tête demain 18 heures standard avec Selenaïs.
Je salue mes compagnons ; le commandant m'apercevant de loin et me saluant de la tête se décide à élever la voix pour demander l'attention de son auditoire. Suit un court blabla, jusqu'à ce qu'il dévoile l'objet du rendez-vous : l'image de notre future planète dans une résolution à couper le souffle. Des cris et des larmes légitimes surgirent parmi les invités ; Selenaïs m'a même instinctivement agrippé le bras. Ce que nous avions devant les yeux... Un rêve. Notre planète, Sippar.
Minutieusement sélectionnée entre d'innombrables concurrentes à la colonisation, c'est sa lune, Shamash, qui l'avait sortie du lot, miroir de notre Terre-mère. Celle qui apparaissait sur l'écran était incommensurablement plus belle que tout ce que j'avais pu imaginer. Ces teintes si prometteuses... et cette damnée étoile qui nous en avait caché la vue, à la sortie du dernier tunnel espace-temps ; maintenant que Sippar nous tendait les bras, l'excitation avait grimpé de plusieurs crans. Je saurai imposer, ce soir, mon sujet de discussion à mes collègues terraformateurs des autres missions, cher journal, et ce n'est pas pour me déplaire !
On passera à du concret, nous, deuxième génération ; nous n'en sortirons pas moins glorieusement que la première, bien au contraire. Je l'affirme. La biodiversité extraterrestre déjà sur place sera à intégrer à la complexe équation, paramètre qui n'existait pas sur Vénus, ou plus du tout sur Mars et sur Europe. Je sens l'adrénaline monter en moi par vagues, et ce vertige m'opacifie la manière de commencer à m'y plancher sérieusement ; j'ai l'impression de me retrouver face à un buffet monstrueux dont les plats disposés sont plus délicieux les uns que les autres, ne pouvant y goûter que superficiellement chacun son tour...
Mais que suis-je en train de dire ?
Je sais pertinemment que mon travail ne me rassasiera jamais, d'autant que la responsabilité qui est la mienne est un poids immense ; je détiens le pouvoir de survie d'innombrables futurs Sippariens ! Un pouvoir que nul autre n'obtiendra plus ! J'ai la chance unique de permettre la perpétuation de l'humanité...
J'en ai les larmes aux yeux, en l'exprimant tout haut. Cette émotion est plus intense encore du fait de la concrétisation de la beauté stellaire de ce matin...
J'attends impatiemment d'y poser les pieds, et ce serait un gâchis que d'oser anticiper un tel instant. »
samedi 15 novembre 2008
Intermédiaire XXIX
« Gracias.
- Bueno viaje, señor. »
Il est 6 h 45, une journée d'hiver de la fin août 1972. Le guichetier de la gare a remarqué le léger accent brésilien derrière le remerciement espagnol, et lui a souhaité bon vent, affable. L'homme à qui il vient de vendre un billet pour el Tren a las Nubes est vêtu d'un pardessus sombre, des habits qu'il devine tout aussi sombres, une mallette tenue par la main gauche, et un chapeau italien, la même conception chapelière que dans ce film qu'il a vu vu récemment... Il a le titre sur le bout de la langue... Le Parrain, c'est ça. Un sacré bon film.
L'homme en question monte dans un wagon, ouvre la porte de la cabine, observe les rangs de fauteuil vides, semble se décrisper légèrement puis choisit de se poser directement sur la première rangée à droite, à côté de la fenêtre. Il pousse un long et discret soupir une fois confortablement installé ; pas fâché de quitter Ciudad de Salta et la planque insalubre, aux murs suintant les jours de pluie d'été.
Un homme portant des bagages entre et va se poser à l'autre extrémité du compartiment, à gauche ; il scrute l'extérieur un instant par la fenêtre, puis ouvre El Tribuno du jour. Une minute plus tard, deux enfants gazouillants précédés de leur mère s'assoient au milieu du wagon.
Après qu'un coup de sifflet eut retenti, la locomotive s'ébranle et le voyage commence. Ciudad de Salta défile, ses baraques bien alignées, ses rues bondées aux gens désœuvrés ; on s'éloigne un temps dans la plaine afin de rallier différentes gares, puis l'on se dirige au cœur de la Cordillère des Andes. Les paysages sont secs, poussiéreux, parsemés de touffes de graminées, de buissons calcinés par le gel et le soleil, de cactus plus acérés les uns que les autres. Pour un train qui est réputé pourfendre les nuages, c'est l'essentiel même qui manque aux rivages célestes ; les crocs rocheux des horizons tourmentés des Andes devaient avoir un petit creux.
Les heures fuient, ainsi que les petites gares, et les tunnels, et les zigzags ; les enfants se sont lassés des paysages désolés ; ils se sont amusés à voir un groupe de condors qui tourbillonnaient dans une encoignure du ciel avant de descendre à terre : leur enthousiasme fut vite douché par la mère qui leur expliqua l'utilité des charognards ; l'homme du fond était toujours plongé dans une lecture, cependant il avait troqué son journal pour un livre à la première de couverture marron, selon ce qu'avait perçu du coin de l'œil l'homme au borsalino. Ce dernier regarda franchement l'individu du fond lorsqu'un bruit de sachet froissé se fit entendre, mais ce n'était qu'un sandwich que l'autre mordit avec appétit. Son ventre gargouilla de dépit en même temps que le soroche se manifesta en lui ; il se sentit rudement nauséeux. Un des enfants se plaignit ; cela convainquit l'homme au chapeau : il se leva et sortit prendre l'air.
Le mal s'atténue quelque peu. La porte s'ouvre et l'homme au livre lâche un jet de bol alimentaire dans la nature. Il maudit le soroche tandis qu'il s'essuie la bouche de son mouchoir. Un brin gêné de s'être ainsi comporté en public, il s'excuse auprès de l'homme au chapeau, qui lui pardonne volontiers d'autant qu'il souffre du même mal.
Le silence du rail s'impose, l'air frais vivifiant les deux hommes. L'un d'eux désigne un ruban de métal suspendu qu'il dénomme viaduc de La Polverilla, preuve que l'on s'approchait du terminus.
L'homme au chapeau ressent soudain une piqûre douloureuse à l'endroit de sa cheville droite ; lâchant un petit cri, il relève des yeux surpris sur son copassager qui tient en main un parapluie.
« Um guarda-chuva ?
- MR-8 ? » susurre l'autre, qui lut la désagrégation du masque sur le visage de sa victime.
La ricine provoque un choc anaphylactique, et l'homme au parapluie aide l'autre à passer par-dessus bord, pendant que le train s'engage sur le viaduc. Les autres passagers, soient tout absorbés par la vue splendide, soient s'en contrefichant, ne verraient au pire qu'un panache de poussière accompagnant un éboulis.
« Até à próxima. »
- Bueno viaje, señor. »
Il est 6 h 45, une journée d'hiver de la fin août 1972. Le guichetier de la gare a remarqué le léger accent brésilien derrière le remerciement espagnol, et lui a souhaité bon vent, affable. L'homme à qui il vient de vendre un billet pour el Tren a las Nubes est vêtu d'un pardessus sombre, des habits qu'il devine tout aussi sombres, une mallette tenue par la main gauche, et un chapeau italien, la même conception chapelière que dans ce film qu'il a vu vu récemment... Il a le titre sur le bout de la langue... Le Parrain, c'est ça. Un sacré bon film.
L'homme en question monte dans un wagon, ouvre la porte de la cabine, observe les rangs de fauteuil vides, semble se décrisper légèrement puis choisit de se poser directement sur la première rangée à droite, à côté de la fenêtre. Il pousse un long et discret soupir une fois confortablement installé ; pas fâché de quitter Ciudad de Salta et la planque insalubre, aux murs suintant les jours de pluie d'été.
Un homme portant des bagages entre et va se poser à l'autre extrémité du compartiment, à gauche ; il scrute l'extérieur un instant par la fenêtre, puis ouvre El Tribuno du jour. Une minute plus tard, deux enfants gazouillants précédés de leur mère s'assoient au milieu du wagon.
Après qu'un coup de sifflet eut retenti, la locomotive s'ébranle et le voyage commence. Ciudad de Salta défile, ses baraques bien alignées, ses rues bondées aux gens désœuvrés ; on s'éloigne un temps dans la plaine afin de rallier différentes gares, puis l'on se dirige au cœur de la Cordillère des Andes. Les paysages sont secs, poussiéreux, parsemés de touffes de graminées, de buissons calcinés par le gel et le soleil, de cactus plus acérés les uns que les autres. Pour un train qui est réputé pourfendre les nuages, c'est l'essentiel même qui manque aux rivages célestes ; les crocs rocheux des horizons tourmentés des Andes devaient avoir un petit creux.
Les heures fuient, ainsi que les petites gares, et les tunnels, et les zigzags ; les enfants se sont lassés des paysages désolés ; ils se sont amusés à voir un groupe de condors qui tourbillonnaient dans une encoignure du ciel avant de descendre à terre : leur enthousiasme fut vite douché par la mère qui leur expliqua l'utilité des charognards ; l'homme du fond était toujours plongé dans une lecture, cependant il avait troqué son journal pour un livre à la première de couverture marron, selon ce qu'avait perçu du coin de l'œil l'homme au borsalino. Ce dernier regarda franchement l'individu du fond lorsqu'un bruit de sachet froissé se fit entendre, mais ce n'était qu'un sandwich que l'autre mordit avec appétit. Son ventre gargouilla de dépit en même temps que le soroche se manifesta en lui ; il se sentit rudement nauséeux. Un des enfants se plaignit ; cela convainquit l'homme au chapeau : il se leva et sortit prendre l'air.
Le mal s'atténue quelque peu. La porte s'ouvre et l'homme au livre lâche un jet de bol alimentaire dans la nature. Il maudit le soroche tandis qu'il s'essuie la bouche de son mouchoir. Un brin gêné de s'être ainsi comporté en public, il s'excuse auprès de l'homme au chapeau, qui lui pardonne volontiers d'autant qu'il souffre du même mal.
Le silence du rail s'impose, l'air frais vivifiant les deux hommes. L'un d'eux désigne un ruban de métal suspendu qu'il dénomme viaduc de La Polverilla, preuve que l'on s'approchait du terminus.
L'homme au chapeau ressent soudain une piqûre douloureuse à l'endroit de sa cheville droite ; lâchant un petit cri, il relève des yeux surpris sur son copassager qui tient en main un parapluie.
« Um guarda-chuva ?
- MR-8 ? » susurre l'autre, qui lut la désagrégation du masque sur le visage de sa victime.
La ricine provoque un choc anaphylactique, et l'homme au parapluie aide l'autre à passer par-dessus bord, pendant que le train s'engage sur le viaduc. Les autres passagers, soient tout absorbés par la vue splendide, soient s'en contrefichant, ne verraient au pire qu'un panache de poussière accompagnant un éboulis.
« Até à próxima. »
mercredi 12 novembre 2008
Intermédiaire XXVIII
Le vicomte Halifax avait supplanté Winston Churchill au poste de Premier ministre, et c'est à partir de cette passation de pouvoir que tout avait basculé, pensait Frederik Herbert, pilote d'un Spitfire désormais reposant au fond de la baie de Cardigan.
Oui, son Spitfire s'était abîmé en mer pour une raison qu'il ignorait ; l'escadron n'avait pas encore l'ennemi en vue ! « Si même nos appareils défaillent avant de combattre... » Herbert en sortit quasiment indemne ; seul, son bras gauche luxé, qui faillit le faire bêtement se noyer. Récupéré à temps par des pêcheurs, on le transférait, tandis qu'il était navigant dans ses réflexions, sur Ynis Gaint, une île située dans le Menai Strait, où un hôpital discret avait été implanté.
A moins que ce ne soit la présidence Lindberg aux États-Unis, en 1936, et son passage à l'allemand en tant que langue officielle unique du pays (l'anglais américain et l'allemand cohabitaient alors officiellement, auparavant), poursuivit-il en tête. Les gens oublient trop vite la répercussion que Lindberg, président étasunien d'alors, et toujours en activité, a opéré en Europe, et au Royaume-Uni ; l'insularité ne signifie pas inconditionnellement isolement. Le traité de paix qui avait découlé de l'unilatéralisme linguistique, entre « civilisations d'origine germanique », avec le IIIe Reich, selon ce qu'il en était ressorti, avait progressivement coupé l'approvisionnement transatlantique, asphyxiant le Royaume-Uni en temps de guerre.
Herbert s'interrogea sur la rumeur de camps de concentration pour communistes aux États-Unis ; avec ce taré de Lindberg, conclut-il, on pouvait s'attendre à bien des horreurs, et d'autres qu'il pariait encore dissimulées.
Cette damnée guerre ; à croire que Dieu Lui-même assistait Hitler dans ses conquêtes. Les Français n'avaient rien pu faire, la Blizkrieg avait été dévastatrice et insolemment victorieuse. L'Opération Felix avait permis la récupération de l'enclave de Gibraltar, rendant plus difficile le lien avec les Indes. Les Russes et les Nazis avaient signé leur traité de non-agression mutuelle, et Hitler eut alors toute permission sur l'Ouest et la Méditerranée. La Luftwaffe avait remporté contre toute attente la Bataille d'Angleterre, et chose incroyable, la création d'une tête de pont au West Sussex. Halifax avait été propulsé Premier ministre ; il se précipita pour gribouiller de sa signature une paix toute relative ; il expulsa illico presto les réfugiés politiques vers l'empire allemand. Le coup de grâce vint avec le défilé triomphal que Hitler effectua à Londres ; capitale à jamais souillée par le fou totalitaire.
La Résistance naquit.
Le Royaume-Uni occupé s'étendait du comté de Bristol à celui de Norfolk. La Résistance avait pris position en zone libre, le Pays de Galles devenant une zone tampon décisive. Entretemps, Churchill s'était exilé en Irlande, à Dublin, d'où il émis son appel du 18 juillet 1941. Herbert avait immédiatement répondu à l'appel, à l'instar de tous ses compagnons pilotes de la RAF.
Les douces mains de l'infirmière réajustèrent l'attelle de Herbert, puis en lui souriant, retourna se rasseoir à la place passager de la camionnette vrombissante. Celle-ci s'engagea sur le causeway reliant Ynis Gaint à Ynis Môn.
Herbert croyait être tombé amoureux de l'infirmière, mais en temps de guerre, pensa-t-il amèrement, on se rattachait à la moindre étincelle d'empathie croisée.
Oui, son Spitfire s'était abîmé en mer pour une raison qu'il ignorait ; l'escadron n'avait pas encore l'ennemi en vue ! « Si même nos appareils défaillent avant de combattre... » Herbert en sortit quasiment indemne ; seul, son bras gauche luxé, qui faillit le faire bêtement se noyer. Récupéré à temps par des pêcheurs, on le transférait, tandis qu'il était navigant dans ses réflexions, sur Ynis Gaint, une île située dans le Menai Strait, où un hôpital discret avait été implanté.
A moins que ce ne soit la présidence Lindberg aux États-Unis, en 1936, et son passage à l'allemand en tant que langue officielle unique du pays (l'anglais américain et l'allemand cohabitaient alors officiellement, auparavant), poursuivit-il en tête. Les gens oublient trop vite la répercussion que Lindberg, président étasunien d'alors, et toujours en activité, a opéré en Europe, et au Royaume-Uni ; l'insularité ne signifie pas inconditionnellement isolement. Le traité de paix qui avait découlé de l'unilatéralisme linguistique, entre « civilisations d'origine germanique », avec le IIIe Reich, selon ce qu'il en était ressorti, avait progressivement coupé l'approvisionnement transatlantique, asphyxiant le Royaume-Uni en temps de guerre.
Herbert s'interrogea sur la rumeur de camps de concentration pour communistes aux États-Unis ; avec ce taré de Lindberg, conclut-il, on pouvait s'attendre à bien des horreurs, et d'autres qu'il pariait encore dissimulées.
Cette damnée guerre ; à croire que Dieu Lui-même assistait Hitler dans ses conquêtes. Les Français n'avaient rien pu faire, la Blizkrieg avait été dévastatrice et insolemment victorieuse. L'Opération Felix avait permis la récupération de l'enclave de Gibraltar, rendant plus difficile le lien avec les Indes. Les Russes et les Nazis avaient signé leur traité de non-agression mutuelle, et Hitler eut alors toute permission sur l'Ouest et la Méditerranée. La Luftwaffe avait remporté contre toute attente la Bataille d'Angleterre, et chose incroyable, la création d'une tête de pont au West Sussex. Halifax avait été propulsé Premier ministre ; il se précipita pour gribouiller de sa signature une paix toute relative ; il expulsa illico presto les réfugiés politiques vers l'empire allemand. Le coup de grâce vint avec le défilé triomphal que Hitler effectua à Londres ; capitale à jamais souillée par le fou totalitaire.
La Résistance naquit.
Le Royaume-Uni occupé s'étendait du comté de Bristol à celui de Norfolk. La Résistance avait pris position en zone libre, le Pays de Galles devenant une zone tampon décisive. Entretemps, Churchill s'était exilé en Irlande, à Dublin, d'où il émis son appel du 18 juillet 1941. Herbert avait immédiatement répondu à l'appel, à l'instar de tous ses compagnons pilotes de la RAF.
Les douces mains de l'infirmière réajustèrent l'attelle de Herbert, puis en lui souriant, retourna se rasseoir à la place passager de la camionnette vrombissante. Celle-ci s'engagea sur le causeway reliant Ynis Gaint à Ynis Môn.
Herbert croyait être tombé amoureux de l'infirmière, mais en temps de guerre, pensa-t-il amèrement, on se rattachait à la moindre étincelle d'empathie croisée.
samedi 8 novembre 2008
Intermédiaire XXVII
Chronologie de dépêches PAF*
Moins de 2 millions de km2 pour la forêt amazonienne brésilienne (21/05/202-)
Le président brésilien Bartolomeu das Mortes a annoncé que la surface amazonienne du pays venait de descendre sous la barre des 2 millions de km2, ce qui comparée à la surface originelle correspond à moins de la moitié.
« Ce trésor national et mondial qu'est la forêt amazonienne, ce poumon de la planète, a aujourd'hui une surface moindre, de l'ordre de 2 millions de km2 », a annoncé le chef de l'État brésilien, en marge d'une conférence consacrée aux énergies propres et la pollution des villes.
Cette déclaration fait suite aux vigoureuses attaques que le gouvernement a essuyé de la part de nombreuses associations internationales, telles Greenpeace, la WWF, appuyées en cela par de nombreux prix Nobel de la Paix, dont le Brésilien Ademar Rocha, récompoensé en 201-.
Nouveaux troubles dans l'ouest brésilien (26/06/202-)
Des troubles dans l'État du Mato Grosso, Centre-Ouest brésilien, entre des indiens et des contrebandiers, faisant une vingtaine de blessés, dont deux critiques.
Ces accrochages deviennent de plus en plus fréquents dans cette partie du Brésil, en raison de la menace que représentent les exploitants forestiers et leurs commanditaires, les posseiros (propriétaires terriens, souvent illégaux), aux yeux des autochtones, responsables selon ces derniers de la déforestation massive et illégale qui continue.
« C'est une escalade de la violence à laquelle nous assistons. Bientôt, les tribus indiennes formeront une coalition et pourraient très bien prendre l'offensive, sous forme de guérilla, dans les jours prochains. Il faut éviter à tout prix un bain de sang. Pour cela, et sans délai, il est impératif de cesser toute déformation ; mais je sais que je parle dans le vide... » a déclaré Otávia Mirelles, représentante de Human Rights dans la région.
Depuis le début de l'année, c'est le quinzième incident de la sorte répertoriée par les autorités.
Ademar Rocha s'insurge du mutisme du gouvernement brésilien (06/11/202-)
« Ce n'est pas possible de laisser continuer un tel massacre ! » a déclaré Ademar Rocha, lors d'une conférence donnée à Manaus, capitale de l'État fédéral d'Amazonas, pour la sortie en salles de son documentaire « Toucan pour toucan, dent pour dent ».
« Je me suis rendu au cœur d'une exploitation clandestine, grimé pour que l'on ne me reconnaisse pas, et ce que j'y ai vu et vécu est tout bonnement révoltant ! Des arbres centenaires abattus, laissés sur le bas-côté à pourrir, simplement pour construire une route d'approvisionnement. Une route ! Et l'on s'imagine civilisé ? Fariboles ! »
« J'ai vu un toucan, ce magnifique oiseau, se faire tirer dessus à bout portant, réduit en une bouillie sanguinolente, pour la raison que ses cris empêchaient un ivrogne de cuver son fût de Xingu. Je le dis, je le répète, nous sommes des enfants, qui plus est barbares, détruisant, saccageant, pillant une forêt d'une beauté unique. Parce qu'une fois disparue, elle ne sera plus là. C'est une lapalissade, certes, mais celle-ci vous fera pleurer. »
« Nous mettons à bas une forêt primaire que la Nature a mis des milliers d'années à créer. Une forêt primaire se suffit à elle-même ; l'Amazonie n'est pas le poumon de la planète, mais elle en est le centre naturel, vieille, dangereuse, saignée à petit feu. »
« J'accuse le gouvernement muet de collaborer avec ces criminels [les posseiros], et d'avoir bafoué notre devise, Ordem e Progresso », a fermement condamné le prix Nobel de la Paix brésilien.
(Retrouvez notre vidéo de la conférence et l'intervention complète d'Ademar Rocha sur notre site internet : ...)
Intempéries généralisées au Brésil, dégâts estimés à 1,2 milliards de réaux (500 millions d'€) (25/07/202-)
Les inondations de l'Amazone se sont étendues loin dans les terres, en raison de l'absence d'obstacles naturels due à la déforestation, rapporte une source, souhaitant rester anonyme, proche de l'entourage du ministre de l'Environnement brésilien.
Les fortes précipitations en amont du plus grand fleuve mondial, du jamais vu depuis les premières observations météorologiques, n'ont fait qu'aggraver la montée des eaux, selon un message de METAR.
250 000 habitations ont dû être évacuées, pour un nombre estimé à 900 000, voire un million de personnes.
Le plus grand bassin forestier de la planète n'est pas le seul à être touché par les caprices de la météo : dans l'État du Minas Gerais, la sécheresse qui le frappe a fortement atteint le volume d'eau du rio Saõ Francisco, détruisant indirectement de nombreuses plantations alentour dépendantes du fleuve.
Alors qu'un deuxième ouragan vient de toucher l'État de Santa Catarina, fait très rare dans l'Atlantique sud, le gouvernement fédéral estime les dégâts globaux minimaux à 1,2 milliards de réaux (environ 500 millions d'€) et en appelle à l'aide internationale.
Cinq morts dans une escarmouche contre l'armée française, en Guyane (20/06/202-)
Cinq morts, dont deux gendarmes de la brigade fluviale de Camopi, sont survenues lors d'une escarmouche en amont de Camopi sur le fleuve Oyapock, a-t-on appris.
« Il s'agit vraisemblablement d'anciens orpailleurs clandestins, aujourd'hui reconvertis en passeurs, qui ont conservé leurs habitudes illégales. Dès que nous nous sommes approchés, ils ont fait feu », raconte un témoin ne souhaitant pas être cité. « Nous avons aussitôt répliqué. Certains d'entre eux sont morts, d'autres blessés qui, une fois rétablis, seront placés sous le sceau de la justice. »
Le président de la République a fait parvenir un communiqué dans lequel il parle de sa compassion pour les familles des victimes, et que tous les moyens seront déployés pour retrouver et châtier les assassins.
Depuis deux ans, l'immigration clandestine en Guyane, qui est la porte de l'Europe pour nombre de Brésiliens, a connu une croissance exponentielle.
« La forêt amazonienne réduite à moins d'1 million de km2 » (Dos Santos) (27/02/202-)
Le ministre brésilien de l'environnement Manoel dos Santos a annoncé que la forêt amazonienne possédait désormais une surface en-deçà du million de km2, et ce alors que la crise grave que traverse le pays atteint un degré critique.
L'émotion est grande au Brésil depuis l'assassinat du prix Nobel de la Paix Ademar Rocha devant le pavillon de sa résidence, et que l'enquête n'avance qu'à pas mesurés. Les soupçons se tournent vers les posseiros, que Rocha attaquait sans cesse, notamment dans son célèbre documentaire « Toucan pour toucan, dent pour dent ».
Le gouvernement brésilien s'est également vu vertement sermonné à la tribune de l'ONU par le président européen pour la violente répression militaire qui fit un millier de victimes dans les rues, suite aux émeutes après la mort de Rocha. Le président Das Mortes avait répliqué qu'il n'avait pas de leçons à recevoir d'un ancien président français qui avait ouvert plus de prisons que d'écoles.
Néanmoins, cette annonce du ministre Dos Santos n'aidera pas à apaiser un contexte déjà très tendu.
La France construira un mur pour « protéger la Guyane » (31/01/203-)
La ministre de l'Intérieur Armelle Bontemps annonce l'édification d'un mur qui s'étendra sur les 730 km de la frontière de l'État de l'Amapá du Brésil et de la Guyane. C'est la plus longue frontière que la France partage avec un pays.
La ministre annonce également l'envoi dans un premier temps de 2 000 militaires pour renforcer la surveillance de la frontière. « Tout cela pour la sécurité des citoyens français d'outre-Atlantique », a-t-elle ajouté.
La présidente brésilienne Mandolina do Jari a immédiatement dénoncé une « phobie du Brésil et de ses habitants » et que cela « ne restera pas sans conséquences ». Elle a également comparé ce mur à celui de Berlin, du Rio Grande et d'Israël, fustigeant « une peur irrationnelle du voisin de palier ».
Depuis cinq ans, une soixantaine de militaires ont péri face aux armes des passeurs de clandestins. Ceux-ci fuient les graves intempéries qui se répètent tragiquement sur le sol brésilien chaque année, à cause de la désertification due à la déforestation. Forêt que la Guyane a su préserver.
Des Casques bleus à Saint-Georges-de-l'Oyapock (31/10/203-)
L'attentat à la voiture piégée qui a détruit partiellement le pont de l'amitié franco-brésilienne à Saint-Georges-de-l'Oyapock, en Guyane française, et qui a causé la mort de 22 personnes, dont 3 militaires et 4 enfants, n'a pas fini de provoquer des tensions dans la région.
À l'ONU, on déplore le laxisme mortel concernant la déforestation massive de l'Amazonie pour expliquer le champ de ruines qu'est devenu le Brésil. De l'autre côté de la tribune, la présidente brésilienne Mandolina do Jari, particulièrement remontée, a attaqué la position sécuritaire de la France ainsi que sa démagogie dans le dossier de l'immigration clandestine.
Les 9 membres permanents du Conseil de Sécurité, Brésil inclus, se sont réunis à huis clos afin de réfléchir sur l'envoi ou non d'un contingent de Casques bleus pour prévenir tout risque de récidive d'attentat.
* : Presse alter folliculaire
Moins de 2 millions de km2 pour la forêt amazonienne brésilienne (21/05/202-)
Le président brésilien Bartolomeu das Mortes a annoncé que la surface amazonienne du pays venait de descendre sous la barre des 2 millions de km2, ce qui comparée à la surface originelle correspond à moins de la moitié.
« Ce trésor national et mondial qu'est la forêt amazonienne, ce poumon de la planète, a aujourd'hui une surface moindre, de l'ordre de 2 millions de km2 », a annoncé le chef de l'État brésilien, en marge d'une conférence consacrée aux énergies propres et la pollution des villes.
Cette déclaration fait suite aux vigoureuses attaques que le gouvernement a essuyé de la part de nombreuses associations internationales, telles Greenpeace, la WWF, appuyées en cela par de nombreux prix Nobel de la Paix, dont le Brésilien Ademar Rocha, récompoensé en 201-.
Nouveaux troubles dans l'ouest brésilien (26/06/202-)
Des troubles dans l'État du Mato Grosso, Centre-Ouest brésilien, entre des indiens et des contrebandiers, faisant une vingtaine de blessés, dont deux critiques.
Ces accrochages deviennent de plus en plus fréquents dans cette partie du Brésil, en raison de la menace que représentent les exploitants forestiers et leurs commanditaires, les posseiros (propriétaires terriens, souvent illégaux), aux yeux des autochtones, responsables selon ces derniers de la déforestation massive et illégale qui continue.
« C'est une escalade de la violence à laquelle nous assistons. Bientôt, les tribus indiennes formeront une coalition et pourraient très bien prendre l'offensive, sous forme de guérilla, dans les jours prochains. Il faut éviter à tout prix un bain de sang. Pour cela, et sans délai, il est impératif de cesser toute déformation ; mais je sais que je parle dans le vide... » a déclaré Otávia Mirelles, représentante de Human Rights dans la région.
Depuis le début de l'année, c'est le quinzième incident de la sorte répertoriée par les autorités.
Ademar Rocha s'insurge du mutisme du gouvernement brésilien (06/11/202-)
« Ce n'est pas possible de laisser continuer un tel massacre ! » a déclaré Ademar Rocha, lors d'une conférence donnée à Manaus, capitale de l'État fédéral d'Amazonas, pour la sortie en salles de son documentaire « Toucan pour toucan, dent pour dent ».
« Je me suis rendu au cœur d'une exploitation clandestine, grimé pour que l'on ne me reconnaisse pas, et ce que j'y ai vu et vécu est tout bonnement révoltant ! Des arbres centenaires abattus, laissés sur le bas-côté à pourrir, simplement pour construire une route d'approvisionnement. Une route ! Et l'on s'imagine civilisé ? Fariboles ! »
« J'ai vu un toucan, ce magnifique oiseau, se faire tirer dessus à bout portant, réduit en une bouillie sanguinolente, pour la raison que ses cris empêchaient un ivrogne de cuver son fût de Xingu. Je le dis, je le répète, nous sommes des enfants, qui plus est barbares, détruisant, saccageant, pillant une forêt d'une beauté unique. Parce qu'une fois disparue, elle ne sera plus là. C'est une lapalissade, certes, mais celle-ci vous fera pleurer. »
« Nous mettons à bas une forêt primaire que la Nature a mis des milliers d'années à créer. Une forêt primaire se suffit à elle-même ; l'Amazonie n'est pas le poumon de la planète, mais elle en est le centre naturel, vieille, dangereuse, saignée à petit feu. »
« J'accuse le gouvernement muet de collaborer avec ces criminels [les posseiros], et d'avoir bafoué notre devise, Ordem e Progresso », a fermement condamné le prix Nobel de la Paix brésilien.
(Retrouvez notre vidéo de la conférence et l'intervention complète d'Ademar Rocha sur notre site internet : ...)
Intempéries généralisées au Brésil, dégâts estimés à 1,2 milliards de réaux (500 millions d'€) (25/07/202-)
Les inondations de l'Amazone se sont étendues loin dans les terres, en raison de l'absence d'obstacles naturels due à la déforestation, rapporte une source, souhaitant rester anonyme, proche de l'entourage du ministre de l'Environnement brésilien.
Les fortes précipitations en amont du plus grand fleuve mondial, du jamais vu depuis les premières observations météorologiques, n'ont fait qu'aggraver la montée des eaux, selon un message de METAR.
250 000 habitations ont dû être évacuées, pour un nombre estimé à 900 000, voire un million de personnes.
Le plus grand bassin forestier de la planète n'est pas le seul à être touché par les caprices de la météo : dans l'État du Minas Gerais, la sécheresse qui le frappe a fortement atteint le volume d'eau du rio Saõ Francisco, détruisant indirectement de nombreuses plantations alentour dépendantes du fleuve.
Alors qu'un deuxième ouragan vient de toucher l'État de Santa Catarina, fait très rare dans l'Atlantique sud, le gouvernement fédéral estime les dégâts globaux minimaux à 1,2 milliards de réaux (environ 500 millions d'€) et en appelle à l'aide internationale.
Cinq morts dans une escarmouche contre l'armée française, en Guyane (20/06/202-)
Cinq morts, dont deux gendarmes de la brigade fluviale de Camopi, sont survenues lors d'une escarmouche en amont de Camopi sur le fleuve Oyapock, a-t-on appris.
« Il s'agit vraisemblablement d'anciens orpailleurs clandestins, aujourd'hui reconvertis en passeurs, qui ont conservé leurs habitudes illégales. Dès que nous nous sommes approchés, ils ont fait feu », raconte un témoin ne souhaitant pas être cité. « Nous avons aussitôt répliqué. Certains d'entre eux sont morts, d'autres blessés qui, une fois rétablis, seront placés sous le sceau de la justice. »
Le président de la République a fait parvenir un communiqué dans lequel il parle de sa compassion pour les familles des victimes, et que tous les moyens seront déployés pour retrouver et châtier les assassins.
Depuis deux ans, l'immigration clandestine en Guyane, qui est la porte de l'Europe pour nombre de Brésiliens, a connu une croissance exponentielle.
« La forêt amazonienne réduite à moins d'1 million de km2 » (Dos Santos) (27/02/202-)
Le ministre brésilien de l'environnement Manoel dos Santos a annoncé que la forêt amazonienne possédait désormais une surface en-deçà du million de km2, et ce alors que la crise grave que traverse le pays atteint un degré critique.
L'émotion est grande au Brésil depuis l'assassinat du prix Nobel de la Paix Ademar Rocha devant le pavillon de sa résidence, et que l'enquête n'avance qu'à pas mesurés. Les soupçons se tournent vers les posseiros, que Rocha attaquait sans cesse, notamment dans son célèbre documentaire « Toucan pour toucan, dent pour dent ».
Le gouvernement brésilien s'est également vu vertement sermonné à la tribune de l'ONU par le président européen pour la violente répression militaire qui fit un millier de victimes dans les rues, suite aux émeutes après la mort de Rocha. Le président Das Mortes avait répliqué qu'il n'avait pas de leçons à recevoir d'un ancien président français qui avait ouvert plus de prisons que d'écoles.
Néanmoins, cette annonce du ministre Dos Santos n'aidera pas à apaiser un contexte déjà très tendu.
La France construira un mur pour « protéger la Guyane » (31/01/203-)
La ministre de l'Intérieur Armelle Bontemps annonce l'édification d'un mur qui s'étendra sur les 730 km de la frontière de l'État de l'Amapá du Brésil et de la Guyane. C'est la plus longue frontière que la France partage avec un pays.
La ministre annonce également l'envoi dans un premier temps de 2 000 militaires pour renforcer la surveillance de la frontière. « Tout cela pour la sécurité des citoyens français d'outre-Atlantique », a-t-elle ajouté.
La présidente brésilienne Mandolina do Jari a immédiatement dénoncé une « phobie du Brésil et de ses habitants » et que cela « ne restera pas sans conséquences ». Elle a également comparé ce mur à celui de Berlin, du Rio Grande et d'Israël, fustigeant « une peur irrationnelle du voisin de palier ».
Depuis cinq ans, une soixantaine de militaires ont péri face aux armes des passeurs de clandestins. Ceux-ci fuient les graves intempéries qui se répètent tragiquement sur le sol brésilien chaque année, à cause de la désertification due à la déforestation. Forêt que la Guyane a su préserver.
Des Casques bleus à Saint-Georges-de-l'Oyapock (31/10/203-)
L'attentat à la voiture piégée qui a détruit partiellement le pont de l'amitié franco-brésilienne à Saint-Georges-de-l'Oyapock, en Guyane française, et qui a causé la mort de 22 personnes, dont 3 militaires et 4 enfants, n'a pas fini de provoquer des tensions dans la région.
À l'ONU, on déplore le laxisme mortel concernant la déforestation massive de l'Amazonie pour expliquer le champ de ruines qu'est devenu le Brésil. De l'autre côté de la tribune, la présidente brésilienne Mandolina do Jari, particulièrement remontée, a attaqué la position sécuritaire de la France ainsi que sa démagogie dans le dossier de l'immigration clandestine.
Les 9 membres permanents du Conseil de Sécurité, Brésil inclus, se sont réunis à huis clos afin de réfléchir sur l'envoi ou non d'un contingent de Casques bleus pour prévenir tout risque de récidive d'attentat.
* : Presse alter folliculaire
mercredi 5 novembre 2008
Intermédiaire XXVI
S'enfuir avec ses propres démons, ça les renforce, ça les fige en vous. Et partir seule provoquera l'effet inverse que vous escomptiez ; la boucle s'adressera à la boucle, Ouroboros mémoriel, jusque son anéantissement total ; en d'autres termes, vous vous détruirez.
Encore faut-il posséder une conscience.
Est-ce le sujet de votre prochain ouvrage ?
N'importe quel livre évoque son auteur ; comment voulez-vous écrire sur des choses que vous n'avez jamais vécu ?
Peut-être... en faisant preuve, disons, d'imagination ?
Imagination ? Écoutez, un gars comme Einstein qui sort une phrase du genre « L'imagination est plus puissante que la connaissance » ne peut être qu'un abruti. Je vous parle de faits, je vous parle de la réalité, de ce que vous avez vécu, pas des Idées de Platon.
Qu'est-ce qu'un écrivain peut apporter au monde d'aujourd'hui ?
Je n'en sais strictement rien. Vous me posez une rudement bonne question.
De la patience ?
En attente de ?...
Si vous ne faites pas un effort, nous ne viendrons pas à bout.
Vous voyez ? Les faits, amenez les faits.
La fin justifie les moyens, selon vous ?
Non, ne le voyez pas ainsi... D'accord, vous marquez un point. Je n'ai pas fui à Eilean Bàn, j'aime la solitude. A cet instant, vous disposez d'une toute-puissance sur vous-même.
C'est là que vous vous trompez, mais je ne vous expliquerai rien, car vous ne voulez rien entendre.
Tirons partie des faits.
Très bien. Il neige.
N'est-ce pas ? Ne vous faites pas de mouron. Les flocons de neige ne durent pas, vous savez. Le vent et le sel sont sans pitié, à défaut de soleil. Vous pouvez rouler tranquillement sur Skye Bridge et rentrer chez vous.
Vous sortez de la douche.
Ne pas ronger les cuticules gonflées par l'eau brûlante de la douche, cette faim d'épiderme sans saveur découvre le sang de la chair.
Vous avez mangé des pâtes.
J'ai fait bouillir de l'eau ; les minuscules bulles d'oxygène, coincées sous la tache d'huile d'olive flottante, se réconcilient, se communautarisent, percent la substance oléagineuse puis éclatent ; invisible vapeur, éther domestique de la casserole.
Et cela n'est-il pas preuve d'imagination ?
Non, ces images retranscrites ont eu lieu ; ce sont des faits.
Je n'ai qu'une conclusion : vous êtes ignorante. Jamais il ne vous viendra à l'esprit que ce phare illuminera les sommets blanchis jusqu'au ciel, telle l'écume terrestre, ou le cadavre méticuleux des nuages...
Vous déblatérez des foutaises. L'imagination est un poison, car elle fait rêver. Je ne me base sur rien d'irrationnel.
Laissez-moi deviner... Vous percevez le monde en gris.
Encore faut-il posséder une conscience.
Est-ce le sujet de votre prochain ouvrage ?
N'importe quel livre évoque son auteur ; comment voulez-vous écrire sur des choses que vous n'avez jamais vécu ?
Peut-être... en faisant preuve, disons, d'imagination ?
Imagination ? Écoutez, un gars comme Einstein qui sort une phrase du genre « L'imagination est plus puissante que la connaissance » ne peut être qu'un abruti. Je vous parle de faits, je vous parle de la réalité, de ce que vous avez vécu, pas des Idées de Platon.
Qu'est-ce qu'un écrivain peut apporter au monde d'aujourd'hui ?
Je n'en sais strictement rien. Vous me posez une rudement bonne question.
De la patience ?
En attente de ?...
Si vous ne faites pas un effort, nous ne viendrons pas à bout.
Vous voyez ? Les faits, amenez les faits.
La fin justifie les moyens, selon vous ?
Non, ne le voyez pas ainsi... D'accord, vous marquez un point. Je n'ai pas fui à Eilean Bàn, j'aime la solitude. A cet instant, vous disposez d'une toute-puissance sur vous-même.
C'est là que vous vous trompez, mais je ne vous expliquerai rien, car vous ne voulez rien entendre.
Tirons partie des faits.
Très bien. Il neige.
N'est-ce pas ? Ne vous faites pas de mouron. Les flocons de neige ne durent pas, vous savez. Le vent et le sel sont sans pitié, à défaut de soleil. Vous pouvez rouler tranquillement sur Skye Bridge et rentrer chez vous.
Vous sortez de la douche.
Ne pas ronger les cuticules gonflées par l'eau brûlante de la douche, cette faim d'épiderme sans saveur découvre le sang de la chair.
Vous avez mangé des pâtes.
J'ai fait bouillir de l'eau ; les minuscules bulles d'oxygène, coincées sous la tache d'huile d'olive flottante, se réconcilient, se communautarisent, percent la substance oléagineuse puis éclatent ; invisible vapeur, éther domestique de la casserole.
Et cela n'est-il pas preuve d'imagination ?
Non, ces images retranscrites ont eu lieu ; ce sont des faits.
Je n'ai qu'une conclusion : vous êtes ignorante. Jamais il ne vous viendra à l'esprit que ce phare illuminera les sommets blanchis jusqu'au ciel, telle l'écume terrestre, ou le cadavre méticuleux des nuages...
Vous déblatérez des foutaises. L'imagination est un poison, car elle fait rêver. Je ne me base sur rien d'irrationnel.
Laissez-moi deviner... Vous percevez le monde en gris.
samedi 1 novembre 2008
Intermédiaire XXV
Dormir ; c'est bon de dormir, surtout dans un lit.
Le premier instant délicat est de se glisser sous les draps. C'est froid car inhumain. Mon père m'a confié, quand j'étais petit, de compter cinq minutes pour que le tissu nocturne absorbe et renvoie ma chaleur. Et, effectivement, au bout de cinq minutes, mon corps cessait de frictionner ses muscles, et la bulle de bien-être battait tel un cœur apaisé ; cocon environné d'un froid hivernal. Recroquevillé en position fœtal, il nécessitait encore d'étendre ses jambes ; d'autres territoires à conquérir.
Maintenant, votre corps est prêt, mais pas votre tête, non... La tête ordonne, le corps suit. Quel que soit le degré de fatigue, c'est la tête qui appuie sur le bouton d'extinction des feux (notez bien que la Maladie influence la direction des commandes). Il me faut le noir complet pour qu'en fermant les yeux, je ne perçoive aucun stimuli vespéral.
L'on ferme les yeux.
Vos pensées vous assaillent, le recyclage naturel de la journée a démarré. Quelquefois surgit une phrase qui peut tourner en boucle, obsédante jusque la démence. « Je dois dire quelque chose. » N'importe quelle émotion la ramènera. « Je dois dire quelque chose. Je dois dire quelque chose ? Je dois dire quelque chose. Je dois dire quelque chose ! » C'est un poison solitaire ; si l'on n'y prend pas garde, elle devient une sentence à mouvement perpétuel.
Une phrase, ou bien un geste curieux : l'attention se porte soudain sur les paupières continuant à battre automatiquement, même fermées !
Parfois, l'on bâille. Le corps se détend. Parfois aussi, on a un bras ou une jambe, ou un pied, bref, une partie de la carcasse qui soubresaute brusquement, alors qu'on ne lui a rien demandé. Quand je vous disais que le cerveau tien les rênes... Il s'agit de lui, il surveille si l'on n'est pas en train de mourir. C'est qu'il veut vivre !
Les pensées virevoltent, à l'aide d'un plan de vol moins chaotique qu'initialement ; le filet à papillons est efficace. Moins bruyantes également ; pourtant il suffit d'une mutinerie d'une inassouvie pour retourner en pleine cacophonie. Disons que rien de semblable ne se soit déroulé ; dans ce cas, une autre catégorie de pensées apparaît : celles qui délirent. Certaines ont fusionné, se métamorphosant en des monstres d'imagination. Alors que l'on sent une pression provenant de derrière ses yeux, les paupières seules empêchant une auto-énucléation, l'incongruité de l'atmosphère mutante dans laquelle on est plongé ensorcelle. Un bruit de bouteille débouchée, à une seconde d'intervalle, et les yeux sautent ; je ne tâtonne le sol afin de les récupérer après qu'il aient fini de rouler, le temps utile à cet insupportable malaise de s'estomper. Le son de la succion au moment où je les remets en place englobe mon crâne d'une insoutenable onde nauséeuse.
Puis je me relève sur la plage du Treustell, à l'Île-Tudy. Les dunes en béton armé ont remplacé celles de sable dans l'optique de protéger l'humain. Devant moi, de l'eau plate ; sur ma droite, la mer est en furie, elle fracasse de lames de fond l'amoncellement de roche grise ; le dais céruléen frémit à peine ; je n'entends pas ce clivage de rivages. Je décolle en douceur, je survole le terrain de vacances de ma grand-mère plus loin dans l'éther ; le saule roux pleure ses feuilles, pourquoi persister à les converser ?
Sur le pont de Sainte-Marine - je libère un bras coincé sous mon torse -, j'observe l'Odet transformé en benne à vase. Je salue un petit garçon qui voyage sur son lit volant. Je plonge de l'édifice ; la sensation de gravité est physiquement grisante et irrésistible ; les G au creux de l'estomac me le barbouillent alors que je remonte dans les airs.
Je m'enfonce au sein des cirrus qui s'effilochent, tandis que la sensation de vertige se dissipe ; je m'assoupis sur ce matelas en ramenant un drap cotonneux...
Le premier instant délicat est de se glisser sous les draps. C'est froid car inhumain. Mon père m'a confié, quand j'étais petit, de compter cinq minutes pour que le tissu nocturne absorbe et renvoie ma chaleur. Et, effectivement, au bout de cinq minutes, mon corps cessait de frictionner ses muscles, et la bulle de bien-être battait tel un cœur apaisé ; cocon environné d'un froid hivernal. Recroquevillé en position fœtal, il nécessitait encore d'étendre ses jambes ; d'autres territoires à conquérir.
Maintenant, votre corps est prêt, mais pas votre tête, non... La tête ordonne, le corps suit. Quel que soit le degré de fatigue, c'est la tête qui appuie sur le bouton d'extinction des feux (notez bien que la Maladie influence la direction des commandes). Il me faut le noir complet pour qu'en fermant les yeux, je ne perçoive aucun stimuli vespéral.
L'on ferme les yeux.
Vos pensées vous assaillent, le recyclage naturel de la journée a démarré. Quelquefois surgit une phrase qui peut tourner en boucle, obsédante jusque la démence. « Je dois dire quelque chose. » N'importe quelle émotion la ramènera. « Je dois dire quelque chose. Je dois dire quelque chose ? Je dois dire quelque chose. Je dois dire quelque chose ! » C'est un poison solitaire ; si l'on n'y prend pas garde, elle devient une sentence à mouvement perpétuel.
Une phrase, ou bien un geste curieux : l'attention se porte soudain sur les paupières continuant à battre automatiquement, même fermées !
Parfois, l'on bâille. Le corps se détend. Parfois aussi, on a un bras ou une jambe, ou un pied, bref, une partie de la carcasse qui soubresaute brusquement, alors qu'on ne lui a rien demandé. Quand je vous disais que le cerveau tien les rênes... Il s'agit de lui, il surveille si l'on n'est pas en train de mourir. C'est qu'il veut vivre !
Les pensées virevoltent, à l'aide d'un plan de vol moins chaotique qu'initialement ; le filet à papillons est efficace. Moins bruyantes également ; pourtant il suffit d'une mutinerie d'une inassouvie pour retourner en pleine cacophonie. Disons que rien de semblable ne se soit déroulé ; dans ce cas, une autre catégorie de pensées apparaît : celles qui délirent. Certaines ont fusionné, se métamorphosant en des monstres d'imagination. Alors que l'on sent une pression provenant de derrière ses yeux, les paupières seules empêchant une auto-énucléation, l'incongruité de l'atmosphère mutante dans laquelle on est plongé ensorcelle. Un bruit de bouteille débouchée, à une seconde d'intervalle, et les yeux sautent ; je ne tâtonne le sol afin de les récupérer après qu'il aient fini de rouler, le temps utile à cet insupportable malaise de s'estomper. Le son de la succion au moment où je les remets en place englobe mon crâne d'une insoutenable onde nauséeuse.
Puis je me relève sur la plage du Treustell, à l'Île-Tudy. Les dunes en béton armé ont remplacé celles de sable dans l'optique de protéger l'humain. Devant moi, de l'eau plate ; sur ma droite, la mer est en furie, elle fracasse de lames de fond l'amoncellement de roche grise ; le dais céruléen frémit à peine ; je n'entends pas ce clivage de rivages. Je décolle en douceur, je survole le terrain de vacances de ma grand-mère plus loin dans l'éther ; le saule roux pleure ses feuilles, pourquoi persister à les converser ?
Sur le pont de Sainte-Marine - je libère un bras coincé sous mon torse -, j'observe l'Odet transformé en benne à vase. Je salue un petit garçon qui voyage sur son lit volant. Je plonge de l'édifice ; la sensation de gravité est physiquement grisante et irrésistible ; les G au creux de l'estomac me le barbouillent alors que je remonte dans les airs.
Je m'enfonce au sein des cirrus qui s'effilochent, tandis que la sensation de vertige se dissipe ; je m'assoupis sur ce matelas en ramenant un drap cotonneux...
mercredi 29 octobre 2008
Intermédiaire XXIV
Alors que je m'éloigne de l'hôtel, quelqu'un me hèle :
- Monsieur V. ! Monsieur V. ! Attendez ! Votre courrier !
Le brave s'approche de moi, tout essoufflé, et me tend une liasse d'enveloppes. Je le remercie verbalement et par un billet de cent roupies.
Mon taxi me dépose à Chennai Egmore (1), où m'attend le train en partance pour Râmeshvaram. Il est naturellement bondé ; le trajet verra les wagons débarquer et embarquer une quantité invraisemblable d'individus ; j'ai pu observer les différences comportementales dans les transports en commun entre l'Inde et le Japon, sur la base du nombre tout aussi impressionnant de personnes (quelque sociologue doit s'être penché sur la question) ; impossible d'avoir un wagon réservé aux femmes en Inde, par exemple.
Et j'ai la place et le temps pour décacheter ces lettres reçues in extremis.
« Cher Monsieur V. Anand... » Un courrier de mon banquier ; pas très engageant ; étrange le fait de se voir donner du Cher Monsieur, sitôt un bon pécule placé, après l'anonyme Cher client.
« Mister V. Anand... » Une missive d'un admirateur ; au vu de la pauvreté de son vocabulaire anglais, j'estime qu'il doit être Français ou Étasunien. Il en a oublié son adresse d'expédition.
La suivante m'intéresse davantage lorsque je lis deux kanjis familiers qui retiennent immédiatement mon attention : 囲碁, signifiant « jeu de go ». Absorbé par ma lecture, je ne tarde pas à faire abstraction des cahots du train bringueballant. La lettre est émise sans surprise par la Nihon Ki-In (2).
Je me redresse et m'appuie sur le dossier du banc ; par la fenêtre légèrement opacifiée par la crasse, les paysages défilent ; le soleil illumine les petits lacs et les rizières, les routes que l'on devine poudreuses serpentent avec la vitesse et la perspective.
La Nihon Ki-In a décidé l'organisation d'un tournoi exceptionnel, doté d'un prix tout aussi exceptionnel. Ce prix consiste en un goban en kaya, de bols en acajou, de pierres blanches en marbre blanc du Rajasthan et de pierres noirs en diamants noirs (3) du Brésil. Je n'ai pas pris la peine de jeter un œil à l'estimation de cette œuvre d'art - une fortune indécente, au regard de l'enjeu.
Cinq rencontres entre moi et mon adversaire légendaire, Shotaro Kaneda (4).
Ils souhaitent de manière absolue – c'en est pitoyable – un vainqueur pour nous départager. Cela fait des années que nous ne pouvons, Kaneda et moi-même, ne délivrer que des parties nulles (des jigo, dans le jargon). Il est vrai que nos rencontres se sont espacées, et que chacune d'entre elles revêt dès lors un caractère fort excitant pour les initiés. Un journaliste chinois (oui, chinois !) nous a comparés à Hei-Zi et Bai-Zi, les deux mythiques dragons créateurs du jeu, se livrant la même partie depuis des millénaires, puisque immortels et infiniment patients !
Mais je m'aperçois qu'à rêvasser, je perds la notion du temps ; je ne suis concentré à l'extrême que pendant une partie de go ; nous avons bien avancé, nous sortons de Madurai ; au sud-est, Râmeshvaram, terminus de mon train – en Inde. Je me rends au Sri Lanka ; chez moi.
Je suis né à Ratnapura, la Cité des Gemmes ; mon père était un marchand de poids et très reconnu de ce commerce juteux ; par ailleurs il est probable qu'il ait eu affaire avec des traders plus que louches, et je n'ai nullement cherché à l'exonérer de ces erreurs. Comparativement à des centaines de milliers de mes compatriotes, je n'ai donc pas eu à me plaindre de ma jeunesse. Jours bénis que ceux passés à folâtrer en vue du Samanalakanda, où ma famille, à Maskeliya (5), possédait une maison de villégiature.
En grandissant, mon père ne voulut pas que je rentre dans son circuit ; j'étais pourtant l'aîné des neuf frères et sœurs. Me protéger contre son gagne-pain peu recommandable n'empêcha pas de faire la connaissance de quelques-uns de ses « collègues », des Thaïlandais, qui s'adonnaient, entre autres activités dont j'ignorais heureusement l'existence, au Mahjong (6). Un jour que je les voyais s'enthousiasmer sur une partie, l'un des observateurs avec qui j'avais sympathisé, percevant mon intérêt pour leurs exclamations magiques à mes oreilles (« Chow ! » « Pung ! ») m'entraîna à part afin de m'initier à un jeu, que dis-je, « un art » qui requérait, soi-disant, « davantage de qualités stratégiques que le meilleur joueur d'échecs du monde » n'en possédât. Pas moins ! La curiosité surpassant ma méfiance, je ne le regrettais aucunement ; ce n'est qu'après-coup que je sus qu'il m'avait offert un des plus grands moments de ma vie. Il découvrit d'une étoffe un goban ; patiemment, il m'expliqua les règles ; nous commençâmes bien évidemment en 9x9 (7).
Totalement obsédé par ce jeu, je fus pour un mois à assimiler les subtilités du go ; subtilités qui, à mon grand plaisir, en appelèrent d'autres. La philosophie du go m'imprégnait lentement, sûrement ; le groupe de Thaïlandais n'étanchait plus ma soif de victimes ; mon initiateur contacta un gros bonnet japonais à Colombo, que je battais de nombreuses fois. Anéanti par mes facultés stratégiques, il prit rendez-vous avec mes parents ; ce qu'il leur expliqua les dépassa : il souhaitait ardemment m'aider à devenir un insei (8) à Tōkyō, pour une période d'une année ! Avoir la chance d'étudier à l'étranger convainquit finalement mes parents.
Une année au Japon ! Je découvris qu'il y existait une ligue professionnelle, de même qu'en Chine et en Corée. Rares étaient les insei en-dehors de ces trois pays ; c'est toujours le cas, présentement. A vrai dire, je n'avais rien à perdre. La Nihon Ki-In, sondant un potentiel que malgré ma modestie je dois qualifier de remarquable, voulut me conserver. Je m'y procurais une réputation de jeune fou, d'« exotique » ; à l'époque, je désirais très certainement secouer les piliers en vigueur ! Je ne me suis pas trop mal débrouillé, tout compte fait.
Car je m'y plus tellement, que je ne ressentais pas réellement le besoin de rentrer à Ratnapura ; la deuxième raison étant ma peur chronique de voyager en avion – je ne l'expérimentais qu'à l'aller ! Pour retourner au pays, je prenais une fois l'an, pour un bon mois de vacances, les moyens délivrés par la navigation maritime.
Après un tournoi remporté de haute volée, je devenais enfin professionnel. Et ma carrière put dorénavant décoller. Je me confrontais à la mine désabusée des autres joueurs qui, condescendants vis-à-vis des amateurs nouvellement montés en catégorie supérieure, ne s'en préoccupaient guère. Mais le respect vint rapidement, ou du moins une forme de sérieux à mon encontre, lorsque je remportais le titre Hon'inbō (9). Vous ne pouvez vous figurer le coup de tonnerre que cela représentât pour ce pays. Quoi, un gaikokujin (10) ! Gagner le Hon'inbō ! Certains crurent ma victoire acquise par « la déstabilisation » que la couleur de ma peau pouvait avoir entraîné chez mes adversaires !
Je ne me suis pas arrêté à ce titre-là, vous comprenez bien. Et les voix disgracieuses émirent moins d'objections. C'est une longue histoire, qui m'ennuie quelque peu.
Je marche sur le quai et sort de la gare de Râmeshvaram. Les embruns caressent mes joues, le sel mes papilles gustatives. Je ne pleurais jamais après une défaite. De nombreux taxis sont là, à nous attendre, voyageurs. Leurs petites affaires demeureront profitables jusqu'à ce que quelqu'un de haut placé veuille ordonner la rénovation de la voie ferroviaire (11), jusqu'à Dhanushkodi. Ensuite, le ferry...
J'avais rencontré Kaneda par des amis communs ; plus vous rencontrez de joueurs, plus vous apprenez, tel est mon credo. Nous ne sûmes jamais qui avait demandé à jouer sans komi (12) (un avantage sur le goban que nous déclarons déloyal : y a-t-il compensation pour le joueur noir, aux échecs ?), comme cela se fit pendant des siècles, mais en alternant noir et blanc, nos parties se dénouaient systématiquement par un match nul. Nos rencontres acquièrent une certaine renommée, tandis que nous développions des stratégies de plus en plus agressives, l'un contre l'autre, avec un acharnement démesuré ; aucune solution possible, nous nous annihilions mutuellement.
La renommée se mua en une passion muette toute japonaise pour nos neutralisations respectives. Or, cerise sur le riz au lait, nous nous étions jurés que nos parties, lors des compétitions officielles, ne vaudraient rien, à nos yeux, car entachées du komi. Nous ne nous affrontâmes jamais en compétition officielle, nous n'en eûmes pas le temps : le hasard permit de nous éviter le temps que Kaneda retourne dans son pays d'origine. Immigré coréen de troisième génération, il intégra la Hanguk Kiwon (13). Les années aidant, nos matchs nuls devinrent fameux des deux côtés de la mer du Japon, ainsi qu'au sein du microcosme mondial du go. Un tel degré d'irréalité fut atteint que, vous le constatez, la Nihon Ki-In s'empresse de vouloir consacrer un vainqueur, histoire de désamorcer ce nœud parasite.
Des vagues s'écrasent contre la coque du ferry ; cette traversée est le moment le plus magique de mon retour, parce que nous frôlons le Ram Situ, le Pont de Rāma, cette chaîne de bancs de sable, cordon reliant symboliquement l'Inde et le Sri Lanka. J'ai un frisson toutes les fois que je le vois. Le Rāmāyaṇa (14) est une histoire que ma mère me racontait au lit, et maintenant, à l'aube de mes soixante-six ans, cela me manque terriblement. L'eau qui balance le bateau me berce intérieurement ; les rayons solaires réchauffent ma peau, bien lisse pour mon âge ; au fond de moi, je suis encore un petit garçon, et j'en mesure aujourd'hui la valeur, à l'aune de notre époque.
J'accepterai ce tournoi.
Mais pas pour la récompense, non, uniquement pour revoir mon vieil ami.
1 : Chennai (anciennement appelé Madras) est la capitale de l'État du Tamil Nadu, en Inde du sud. Chennai Egmore est une des deux gares de la ville ; celle-ci pourvoie les gares du territoire du Tamil Nadu, et la gare de Chennai Central est à vocation nationale, ayant des lignes pour Delhi, Calcutta, Bombay, Bangalore...
2 : la Nihon Ki-In est également connue sous le nom d'Association japonaise de go ; c'est la principale organisation de go du pays. Elle donne les dan (rang) et des diplômes aux amateurs et supervise le monde professionnel. L'autre principale organisation japonaise est la Kansai Ki-In (qui faisait partie intégrante auparavant de la Nihon Ki-In).
3 : un goban est le meuble où se jouent les parties de go. C'est bien plus qu'un simple plateau, c'est une table. Le tablier de jeu est un dallage de 18 carrés (quoique pas tout à fait, il y a une différence de l'ordre du millimètre selon le côté) sur 18, ou 19 lignes sur 19. Le kaya est le bois symbolique que les Japonais affectionnent particulièrement pour la confection des goban, bois très onéreux. Les bols servent bien sûr à conserver les pierres. Les diamants noirs sont d'autant plus rares qu'ils sont pour l'immense majorité de ceux trouvés d'origine extraterrestre !
4 : clin d'œil à un personnage principal du manga Akira.
5 : le Samanalakanda ou Sri Pada en singhalais, ou Pic d'Adam, est une montagne culminant à 2243 mètres d'altitude (mais n'est pas le point culminant du Sri Lanka), et est sacrée pour de nombreuses religions. Samanalakanda signifie la « montagne aux papillons ». Maskeliya est la ville qui se situe aux pieds de ce mont.
6 : fameux jeu chinois, qui se pratique avec des dominos plus élaborés.
7 : les pierres du go se placent sur les entrecroisements des lignes. Sur certains d'entre eux, on retrouve des points noirs. Ces points noirs permettent aux joueurs débutants de s'entraîner sur des territoires de jeu plus petits, et ainsi effectuer des parties plus rapides. 9x9 et 13x13 sont également des territoires utilisés pour des compétitions officielles, en partie rapide. Les parties principales se jouent donc en 19x19.
8 : insei est le nom que l'on donne officiellement aux joueurs de go souhaitant devenir professionnels.
9 : une (sinon la) des sept plus lucratives compétitions officielles, doté d'un fort prestige.
10 : signifie littéralement « personne d'un pays extérieur », c'est-à-dire de tout pays hormis le Japon ; à ne pas confondre avec gaijin, « personne de l'extérieur », qui désigne plus particulièrement les Blancs, et connoté péjorativement.
11 : détruite par un cyclone ; en 1965 !
12 : le komi est la compensation du handicap de commencer avec les pierres noirs. Il permet de départager lors de matchs nuls, puisque quel que soit sa valeur, qui diverge selon les pays, on lui attribue un demi-point en plus, demi-point impossible à obtenir au cours d'une partie.
13 : nom de la ligue professionnelle coréenne de go.
14 : le Pont de Rāma doit son nom au récit du Rāmāyaṇa, grand texte indien. En effet, le héros, qui doit délivrer sa femme enlevée par un démon, demande l'aide du dieu singe pour qu'il appelle ses semblables afin de concevoir un pont reliant l'Inde au Sri Lanka, à l'aide de cette même population simiesque !
- Monsieur V. ! Monsieur V. ! Attendez ! Votre courrier !
Le brave s'approche de moi, tout essoufflé, et me tend une liasse d'enveloppes. Je le remercie verbalement et par un billet de cent roupies.
Mon taxi me dépose à Chennai Egmore (1), où m'attend le train en partance pour Râmeshvaram. Il est naturellement bondé ; le trajet verra les wagons débarquer et embarquer une quantité invraisemblable d'individus ; j'ai pu observer les différences comportementales dans les transports en commun entre l'Inde et le Japon, sur la base du nombre tout aussi impressionnant de personnes (quelque sociologue doit s'être penché sur la question) ; impossible d'avoir un wagon réservé aux femmes en Inde, par exemple.
Et j'ai la place et le temps pour décacheter ces lettres reçues in extremis.
« Cher Monsieur V. Anand... » Un courrier de mon banquier ; pas très engageant ; étrange le fait de se voir donner du Cher Monsieur, sitôt un bon pécule placé, après l'anonyme Cher client.
« Mister V. Anand... » Une missive d'un admirateur ; au vu de la pauvreté de son vocabulaire anglais, j'estime qu'il doit être Français ou Étasunien. Il en a oublié son adresse d'expédition.
La suivante m'intéresse davantage lorsque je lis deux kanjis familiers qui retiennent immédiatement mon attention : 囲碁, signifiant « jeu de go ». Absorbé par ma lecture, je ne tarde pas à faire abstraction des cahots du train bringueballant. La lettre est émise sans surprise par la Nihon Ki-In (2).
Je me redresse et m'appuie sur le dossier du banc ; par la fenêtre légèrement opacifiée par la crasse, les paysages défilent ; le soleil illumine les petits lacs et les rizières, les routes que l'on devine poudreuses serpentent avec la vitesse et la perspective.
La Nihon Ki-In a décidé l'organisation d'un tournoi exceptionnel, doté d'un prix tout aussi exceptionnel. Ce prix consiste en un goban en kaya, de bols en acajou, de pierres blanches en marbre blanc du Rajasthan et de pierres noirs en diamants noirs (3) du Brésil. Je n'ai pas pris la peine de jeter un œil à l'estimation de cette œuvre d'art - une fortune indécente, au regard de l'enjeu.
Cinq rencontres entre moi et mon adversaire légendaire, Shotaro Kaneda (4).
Ils souhaitent de manière absolue – c'en est pitoyable – un vainqueur pour nous départager. Cela fait des années que nous ne pouvons, Kaneda et moi-même, ne délivrer que des parties nulles (des jigo, dans le jargon). Il est vrai que nos rencontres se sont espacées, et que chacune d'entre elles revêt dès lors un caractère fort excitant pour les initiés. Un journaliste chinois (oui, chinois !) nous a comparés à Hei-Zi et Bai-Zi, les deux mythiques dragons créateurs du jeu, se livrant la même partie depuis des millénaires, puisque immortels et infiniment patients !
Mais je m'aperçois qu'à rêvasser, je perds la notion du temps ; je ne suis concentré à l'extrême que pendant une partie de go ; nous avons bien avancé, nous sortons de Madurai ; au sud-est, Râmeshvaram, terminus de mon train – en Inde. Je me rends au Sri Lanka ; chez moi.
Je suis né à Ratnapura, la Cité des Gemmes ; mon père était un marchand de poids et très reconnu de ce commerce juteux ; par ailleurs il est probable qu'il ait eu affaire avec des traders plus que louches, et je n'ai nullement cherché à l'exonérer de ces erreurs. Comparativement à des centaines de milliers de mes compatriotes, je n'ai donc pas eu à me plaindre de ma jeunesse. Jours bénis que ceux passés à folâtrer en vue du Samanalakanda, où ma famille, à Maskeliya (5), possédait une maison de villégiature.
En grandissant, mon père ne voulut pas que je rentre dans son circuit ; j'étais pourtant l'aîné des neuf frères et sœurs. Me protéger contre son gagne-pain peu recommandable n'empêcha pas de faire la connaissance de quelques-uns de ses « collègues », des Thaïlandais, qui s'adonnaient, entre autres activités dont j'ignorais heureusement l'existence, au Mahjong (6). Un jour que je les voyais s'enthousiasmer sur une partie, l'un des observateurs avec qui j'avais sympathisé, percevant mon intérêt pour leurs exclamations magiques à mes oreilles (« Chow ! » « Pung ! ») m'entraîna à part afin de m'initier à un jeu, que dis-je, « un art » qui requérait, soi-disant, « davantage de qualités stratégiques que le meilleur joueur d'échecs du monde » n'en possédât. Pas moins ! La curiosité surpassant ma méfiance, je ne le regrettais aucunement ; ce n'est qu'après-coup que je sus qu'il m'avait offert un des plus grands moments de ma vie. Il découvrit d'une étoffe un goban ; patiemment, il m'expliqua les règles ; nous commençâmes bien évidemment en 9x9 (7).
Totalement obsédé par ce jeu, je fus pour un mois à assimiler les subtilités du go ; subtilités qui, à mon grand plaisir, en appelèrent d'autres. La philosophie du go m'imprégnait lentement, sûrement ; le groupe de Thaïlandais n'étanchait plus ma soif de victimes ; mon initiateur contacta un gros bonnet japonais à Colombo, que je battais de nombreuses fois. Anéanti par mes facultés stratégiques, il prit rendez-vous avec mes parents ; ce qu'il leur expliqua les dépassa : il souhaitait ardemment m'aider à devenir un insei (8) à Tōkyō, pour une période d'une année ! Avoir la chance d'étudier à l'étranger convainquit finalement mes parents.
Une année au Japon ! Je découvris qu'il y existait une ligue professionnelle, de même qu'en Chine et en Corée. Rares étaient les insei en-dehors de ces trois pays ; c'est toujours le cas, présentement. A vrai dire, je n'avais rien à perdre. La Nihon Ki-In, sondant un potentiel que malgré ma modestie je dois qualifier de remarquable, voulut me conserver. Je m'y procurais une réputation de jeune fou, d'« exotique » ; à l'époque, je désirais très certainement secouer les piliers en vigueur ! Je ne me suis pas trop mal débrouillé, tout compte fait.
Car je m'y plus tellement, que je ne ressentais pas réellement le besoin de rentrer à Ratnapura ; la deuxième raison étant ma peur chronique de voyager en avion – je ne l'expérimentais qu'à l'aller ! Pour retourner au pays, je prenais une fois l'an, pour un bon mois de vacances, les moyens délivrés par la navigation maritime.
Après un tournoi remporté de haute volée, je devenais enfin professionnel. Et ma carrière put dorénavant décoller. Je me confrontais à la mine désabusée des autres joueurs qui, condescendants vis-à-vis des amateurs nouvellement montés en catégorie supérieure, ne s'en préoccupaient guère. Mais le respect vint rapidement, ou du moins une forme de sérieux à mon encontre, lorsque je remportais le titre Hon'inbō (9). Vous ne pouvez vous figurer le coup de tonnerre que cela représentât pour ce pays. Quoi, un gaikokujin (10) ! Gagner le Hon'inbō ! Certains crurent ma victoire acquise par « la déstabilisation » que la couleur de ma peau pouvait avoir entraîné chez mes adversaires !
Je ne me suis pas arrêté à ce titre-là, vous comprenez bien. Et les voix disgracieuses émirent moins d'objections. C'est une longue histoire, qui m'ennuie quelque peu.
Je marche sur le quai et sort de la gare de Râmeshvaram. Les embruns caressent mes joues, le sel mes papilles gustatives. Je ne pleurais jamais après une défaite. De nombreux taxis sont là, à nous attendre, voyageurs. Leurs petites affaires demeureront profitables jusqu'à ce que quelqu'un de haut placé veuille ordonner la rénovation de la voie ferroviaire (11), jusqu'à Dhanushkodi. Ensuite, le ferry...
J'avais rencontré Kaneda par des amis communs ; plus vous rencontrez de joueurs, plus vous apprenez, tel est mon credo. Nous ne sûmes jamais qui avait demandé à jouer sans komi (12) (un avantage sur le goban que nous déclarons déloyal : y a-t-il compensation pour le joueur noir, aux échecs ?), comme cela se fit pendant des siècles, mais en alternant noir et blanc, nos parties se dénouaient systématiquement par un match nul. Nos rencontres acquièrent une certaine renommée, tandis que nous développions des stratégies de plus en plus agressives, l'un contre l'autre, avec un acharnement démesuré ; aucune solution possible, nous nous annihilions mutuellement.
La renommée se mua en une passion muette toute japonaise pour nos neutralisations respectives. Or, cerise sur le riz au lait, nous nous étions jurés que nos parties, lors des compétitions officielles, ne vaudraient rien, à nos yeux, car entachées du komi. Nous ne nous affrontâmes jamais en compétition officielle, nous n'en eûmes pas le temps : le hasard permit de nous éviter le temps que Kaneda retourne dans son pays d'origine. Immigré coréen de troisième génération, il intégra la Hanguk Kiwon (13). Les années aidant, nos matchs nuls devinrent fameux des deux côtés de la mer du Japon, ainsi qu'au sein du microcosme mondial du go. Un tel degré d'irréalité fut atteint que, vous le constatez, la Nihon Ki-In s'empresse de vouloir consacrer un vainqueur, histoire de désamorcer ce nœud parasite.
Des vagues s'écrasent contre la coque du ferry ; cette traversée est le moment le plus magique de mon retour, parce que nous frôlons le Ram Situ, le Pont de Rāma, cette chaîne de bancs de sable, cordon reliant symboliquement l'Inde et le Sri Lanka. J'ai un frisson toutes les fois que je le vois. Le Rāmāyaṇa (14) est une histoire que ma mère me racontait au lit, et maintenant, à l'aube de mes soixante-six ans, cela me manque terriblement. L'eau qui balance le bateau me berce intérieurement ; les rayons solaires réchauffent ma peau, bien lisse pour mon âge ; au fond de moi, je suis encore un petit garçon, et j'en mesure aujourd'hui la valeur, à l'aune de notre époque.
J'accepterai ce tournoi.
Mais pas pour la récompense, non, uniquement pour revoir mon vieil ami.
1 : Chennai (anciennement appelé Madras) est la capitale de l'État du Tamil Nadu, en Inde du sud. Chennai Egmore est une des deux gares de la ville ; celle-ci pourvoie les gares du territoire du Tamil Nadu, et la gare de Chennai Central est à vocation nationale, ayant des lignes pour Delhi, Calcutta, Bombay, Bangalore...
2 : la Nihon Ki-In est également connue sous le nom d'Association japonaise de go ; c'est la principale organisation de go du pays. Elle donne les dan (rang) et des diplômes aux amateurs et supervise le monde professionnel. L'autre principale organisation japonaise est la Kansai Ki-In (qui faisait partie intégrante auparavant de la Nihon Ki-In).
3 : un goban est le meuble où se jouent les parties de go. C'est bien plus qu'un simple plateau, c'est une table. Le tablier de jeu est un dallage de 18 carrés (quoique pas tout à fait, il y a une différence de l'ordre du millimètre selon le côté) sur 18, ou 19 lignes sur 19. Le kaya est le bois symbolique que les Japonais affectionnent particulièrement pour la confection des goban, bois très onéreux. Les bols servent bien sûr à conserver les pierres. Les diamants noirs sont d'autant plus rares qu'ils sont pour l'immense majorité de ceux trouvés d'origine extraterrestre !
4 : clin d'œil à un personnage principal du manga Akira.
5 : le Samanalakanda ou Sri Pada en singhalais, ou Pic d'Adam, est une montagne culminant à 2243 mètres d'altitude (mais n'est pas le point culminant du Sri Lanka), et est sacrée pour de nombreuses religions. Samanalakanda signifie la « montagne aux papillons ». Maskeliya est la ville qui se situe aux pieds de ce mont.
6 : fameux jeu chinois, qui se pratique avec des dominos plus élaborés.
7 : les pierres du go se placent sur les entrecroisements des lignes. Sur certains d'entre eux, on retrouve des points noirs. Ces points noirs permettent aux joueurs débutants de s'entraîner sur des territoires de jeu plus petits, et ainsi effectuer des parties plus rapides. 9x9 et 13x13 sont également des territoires utilisés pour des compétitions officielles, en partie rapide. Les parties principales se jouent donc en 19x19.
8 : insei est le nom que l'on donne officiellement aux joueurs de go souhaitant devenir professionnels.
9 : une (sinon la) des sept plus lucratives compétitions officielles, doté d'un fort prestige.
10 : signifie littéralement « personne d'un pays extérieur », c'est-à-dire de tout pays hormis le Japon ; à ne pas confondre avec gaijin, « personne de l'extérieur », qui désigne plus particulièrement les Blancs, et connoté péjorativement.
11 : détruite par un cyclone ; en 1965 !
12 : le komi est la compensation du handicap de commencer avec les pierres noirs. Il permet de départager lors de matchs nuls, puisque quel que soit sa valeur, qui diverge selon les pays, on lui attribue un demi-point en plus, demi-point impossible à obtenir au cours d'une partie.
13 : nom de la ligue professionnelle coréenne de go.
14 : le Pont de Rāma doit son nom au récit du Rāmāyaṇa, grand texte indien. En effet, le héros, qui doit délivrer sa femme enlevée par un démon, demande l'aide du dieu singe pour qu'il appelle ses semblables afin de concevoir un pont reliant l'Inde au Sri Lanka, à l'aide de cette même population simiesque !
samedi 25 octobre 2008
Intermédiaire XXIII
L'étudiant ouvrit des paupières pesantes et scotchées par des croûtes, une nausée jouant au chat et à la souris dans son estomac. Au petit déjeuner, il avala quelque chose pour avaler quelque chose. La veille avait été laborieuse, eh bien cette journée s'annonçait pénible.
Il referma la lourde porte en acier derrière lui, renvoyant un écho métallique assourdissant dans son crâne et le couloir en béton de son immeuble. En se retournant, il manqua entrer en collision avec la volumineuse poubelle vouée au recyclage du plastique. Bien que nageant dans le brouillard il était tarabusté par un point précis, ses lèvres remuant constamment.
« Je vous présente un conte islandais intitulé "Vilfrídur plus-belle-que-Vala", texte que l'on retrouve dans le recueil "Contes d'Islande - Lineik et Laufey", édité à l'Ecole des Loisirs. L'homme qui a retranscrit ces histoires de tradition orale, à l'origine, s'appelait Jón Árnason ; lui-même Islandais, vivant au XIXe siècle... »
Totalement obnubilé par l'exposé qu'il devait rendre en fin de matinée, sans support écrit, en tenant dix minutes montre en main : voilà ce qu'il était. Le matériau sur lequel il avait travaillé était génial, ce qu'il avait produit était bon, pertinent par moments ; il se répétait cette litanie afin d'essayer de conserver sa confiance.
« Ça va être une catastrophe. Ç'a à beau être un oral blanc, tu vas te planter, un vrai festival de boulettes ! »
Cette humeur conquérante en tête, il fut distrait par une plaque gravée dans la pierre, fournissant le nom du pont enjambant la Seine que son trajet lui faisait prendre matin et soir.
« Jeanne d'Arc, j'aurais expressément besoin d'un miracle... »
Mais, non croyant, il ne comptait sur aucune aide providentielle.
« Comme c'est une Blanche-Neige islandaise, je crois qu'il serait judicieux d'évoquer celle que j'ai trouvée dans un recueil de contes africains, pour appuyer davantage sur la mondialisation... non, pas ce terme, galvaudé. Disons, universalité. Universalité de la structure de ce conte. »
Un caquètement le sortit de sa réflexion ; les colverts barbotaient dans le fleuve. Une image fugitive déboula dans sa mémoire : les crises d'angoisse du personnage principal d'une série télévisée, récemment empruntée à l'Astrolabe, impuissant devant le départ de sa piscine des canetons assez grands pour la migration. Il se boucha les oreilles.
« J'en ai marre d'être étudiant ! Vivement que ça cesse ! »
Il referma la lourde porte en acier derrière lui, renvoyant un écho métallique assourdissant dans son crâne et le couloir en béton de son immeuble. En se retournant, il manqua entrer en collision avec la volumineuse poubelle vouée au recyclage du plastique. Bien que nageant dans le brouillard il était tarabusté par un point précis, ses lèvres remuant constamment.
« Je vous présente un conte islandais intitulé "Vilfrídur plus-belle-que-Vala", texte que l'on retrouve dans le recueil "Contes d'Islande - Lineik et Laufey", édité à l'Ecole des Loisirs. L'homme qui a retranscrit ces histoires de tradition orale, à l'origine, s'appelait Jón Árnason ; lui-même Islandais, vivant au XIXe siècle... »
Totalement obnubilé par l'exposé qu'il devait rendre en fin de matinée, sans support écrit, en tenant dix minutes montre en main : voilà ce qu'il était. Le matériau sur lequel il avait travaillé était génial, ce qu'il avait produit était bon, pertinent par moments ; il se répétait cette litanie afin d'essayer de conserver sa confiance.
« Ça va être une catastrophe. Ç'a à beau être un oral blanc, tu vas te planter, un vrai festival de boulettes ! »
Cette humeur conquérante en tête, il fut distrait par une plaque gravée dans la pierre, fournissant le nom du pont enjambant la Seine que son trajet lui faisait prendre matin et soir.
« Jeanne d'Arc, j'aurais expressément besoin d'un miracle... »
Mais, non croyant, il ne comptait sur aucune aide providentielle.
« Comme c'est une Blanche-Neige islandaise, je crois qu'il serait judicieux d'évoquer celle que j'ai trouvée dans un recueil de contes africains, pour appuyer davantage sur la mondialisation... non, pas ce terme, galvaudé. Disons, universalité. Universalité de la structure de ce conte. »
Un caquètement le sortit de sa réflexion ; les colverts barbotaient dans le fleuve. Une image fugitive déboula dans sa mémoire : les crises d'angoisse du personnage principal d'une série télévisée, récemment empruntée à l'Astrolabe, impuissant devant le départ de sa piscine des canetons assez grands pour la migration. Il se boucha les oreilles.
« J'en ai marre d'être étudiant ! Vivement que ça cesse ! »
mercredi 22 octobre 2008
Intermédiaire XXII
- Votre père, lors de cet accident, a gravement été touché.
La jeune fille ne cille pas.
- ...Je vous montre ce que le scanner cérébral nous a fournis comme informations.
La doctoresse plaque la radio sur le moniteur.
- Regardez cette zone. C'est ce que l'on appelle le Pont de Varole. Il est un relais primordial du système nerveux central. Il intervient en ce qui concerne la motricité et les fonctions autonomes. En clair, dans peu de temps, votre père ne pourra plus assurer les battements de son cœur, ne pourra plus respirer par lui-même, son transit intestinal s'arrêtera, de même que la pression artérielle...
- Assez ! Elle avait serré les poings et fermé les yeux au cours de la glauque énumération, écrasant une larme qui dévale une joue. « Il est condamné à courte échéance...
- Miss Seinfeld, je ne peux pas le réveiller pour vous permettre de lui dire au revoir. J'en ai le pouvoir, certes, mais la douleur serait par trop intolérable pour lui.
- Ça ira. Merci, docteur Cambronne. »
La doctoresse partie sans un mot, la jeune femme s'approche du lit, les yeux embrumés. Puis elle s'assoit.
- Salut papa.
Le bruit caractéristique des machines hospitalières seul crevait, régulièrement, le silence.
- Tu te souviens quand je courais sur la plage à la poursuite des mouettes ? Tu rigolais toujours à me voir rentrer bredouille de ma chasse, et tu me disais qu'il aurait fallu m'accrocher des ailes pour que j'eus une chance ! Des ailes !...
Pas un son, hormis l'appareil respiratoire et l'électrocardiographe.
- Aujourd'hui, c'est ton âme que je ne peux pas rattraper. (Ses lèvres commencent indistinctement à trembler.) Je ne peux pas la rattraper et la ramener ici-bas. Alors... alors je dois te laisser t'en aller. Je t'aime, papa. Peu importe ce qu'il se passera, je ne peux pas supporter te voir lentement mourir. Ces gens qui empêchent la légalité de l'euthanasie sont totalement dénués d'humanité, ce sont des monstres d'égoïsme ; ils verront ce que cela fait, quand leur tour viendra. Comment pourraient-ils, comment peuvent-ils vivre ce passage sans rien ressentir ? (Elle pleure à chaudes larmes, ses sanglots couvrent un moment les bruits nosocomiaux.) Je t'aime, papa. Je sais que tu aurais fait la même chose pour moi, si j'avais été dans ton cas. Je sais que tu ne m'en voudras pas.
Elle se penche lentement sur le corps étendu, encore chaud, et l'embrasse tendrement sur le front d'un baiser au goût lacrymal. Elle se redresse, digne.
Une voix rugit :
- Coupez ! On la garde !
La jeune fille ne cille pas.
- ...Je vous montre ce que le scanner cérébral nous a fournis comme informations.
La doctoresse plaque la radio sur le moniteur.
- Regardez cette zone. C'est ce que l'on appelle le Pont de Varole. Il est un relais primordial du système nerveux central. Il intervient en ce qui concerne la motricité et les fonctions autonomes. En clair, dans peu de temps, votre père ne pourra plus assurer les battements de son cœur, ne pourra plus respirer par lui-même, son transit intestinal s'arrêtera, de même que la pression artérielle...
- Assez ! Elle avait serré les poings et fermé les yeux au cours de la glauque énumération, écrasant une larme qui dévale une joue. « Il est condamné à courte échéance...
- Miss Seinfeld, je ne peux pas le réveiller pour vous permettre de lui dire au revoir. J'en ai le pouvoir, certes, mais la douleur serait par trop intolérable pour lui.
- Ça ira. Merci, docteur Cambronne. »
La doctoresse partie sans un mot, la jeune femme s'approche du lit, les yeux embrumés. Puis elle s'assoit.
- Salut papa.
Le bruit caractéristique des machines hospitalières seul crevait, régulièrement, le silence.
- Tu te souviens quand je courais sur la plage à la poursuite des mouettes ? Tu rigolais toujours à me voir rentrer bredouille de ma chasse, et tu me disais qu'il aurait fallu m'accrocher des ailes pour que j'eus une chance ! Des ailes !...
Pas un son, hormis l'appareil respiratoire et l'électrocardiographe.
- Aujourd'hui, c'est ton âme que je ne peux pas rattraper. (Ses lèvres commencent indistinctement à trembler.) Je ne peux pas la rattraper et la ramener ici-bas. Alors... alors je dois te laisser t'en aller. Je t'aime, papa. Peu importe ce qu'il se passera, je ne peux pas supporter te voir lentement mourir. Ces gens qui empêchent la légalité de l'euthanasie sont totalement dénués d'humanité, ce sont des monstres d'égoïsme ; ils verront ce que cela fait, quand leur tour viendra. Comment pourraient-ils, comment peuvent-ils vivre ce passage sans rien ressentir ? (Elle pleure à chaudes larmes, ses sanglots couvrent un moment les bruits nosocomiaux.) Je t'aime, papa. Je sais que tu aurais fait la même chose pour moi, si j'avais été dans ton cas. Je sais que tu ne m'en voudras pas.
Elle se penche lentement sur le corps étendu, encore chaud, et l'embrasse tendrement sur le front d'un baiser au goût lacrymal. Elle se redresse, digne.
Une voix rugit :
- Coupez ! On la garde !
samedi 18 octobre 2008
Intermédiaire XXI
Noémie, fillette Noire de dix ans, se bouchait les oreilles, sur le pas de la bicoque en bois, pour n'entendre aucun mot du vif échange de ses parents.
- Tu m'écoutes, bon Dieu de merde ? Je veux ces trois mois de pension alimentaire dans une semaine ! Dernier délai !
- Je t'interdis de blasphémer au sein de ma demeure, brebis égarée !
- C'est ça, oui, balance-moi tes prêchi-prêcha ! Tu me files les thunes, sinon je te fais repasser en jugement et tu ne verras plus ta fille ! Une semaine ! Sept jours !
La porte grillagée claqua sèchement. En lui touchant l'épaule, la mère, comme si de rien n'était, dit :
- Noémie, grimpe en voiture. Dépêche-toi.
Dans le véhicule qui s'éloignait de Goodbee, sur Turnpike Road, le bruit du moteur se substituait à tout dialogue. La végétation alourdie du bord de la route s'inscrivait en une bouillie verte sur la rétine de la jeune fille, qui ne s'attachait à aucun point fixe. Puis, circulant sur la Republic of West Florida Parkway (1), la mère la questionna, neutre :
- Tu me fais la gueule ?
Noémie ne répondit pas.
- C'est ton droit. Mais sache que ton père, aussi gentil paraît-il, a été jugé, et ce jugement lui ordonne de me verser...
- Papa n'est pas une pompe à fric ! éclata soudain Noémie, en obstruant de nouveau ses oreilles, et montra son dos en fermant les yeux. Sa mère ne la toucha pas.
A l'intérieur du vase clos, ses sens s'adaptèrent ; les vibrations des pneus lui indiquèrent que l'on s'engageait sur le Lake Pontchartrain Causeway ; elle en avait pris connaissance consciemment car à l'aller, cela signifiait le début de la traversée pour rejoindre son papa. Mais au retour... cela s'apparentait à une lente agonie, le repère lui démolissant le cœur, La Nouvelle-Orléans lui apparaissant plus sombre que jamais.
Elle rouvrit les paupières ; le lac éclatait au soleil, qui voyageait au-dessus de nuages petits et boutonneux ; sur sa droite, un bedonnant pélican à la poche gonflée battait lourdement des ailes. Fascinée par ce bec, Noémie resta aussi longtemps qu'elle put le regarder à s'en ébahir.
Ayant tout de même un peu mal aux conduits auditifs, elle enleva précautionneusement ses doigts, et se recroquevilla dans le fauteuil. Sa mère avait allumé la radio ; les hauts-parleurs crachotèrent des paroles.
« ...est entré dans le Golfe du Mexique. Selon les dernières estimations, Katrina garde sa trajectoire sud-ouest-ouest, vers la région du Yucatán... (2) »
1 : pour l'anecdote, a été fondée une République de Floride-Occidentale le 23 septembre 1810, pendant 34 jours ! Le gouvernement américain l'annexa de force.
2 : le Yucatán est un Etat du Mexique, c'est la péninsule qui se trouve à l'extrême nord-est du pays. Utiliser le Yucatán ajoute à la dramatisation du texte puisque l'on croit que Katrina va s'y diriger, évitant la Louisiane. De même, le prénom Noémie contient Noé (prénom choisi par pur hasard, mais qui tombe bien !), et Noé implique la catastrophe biblique diluvienne que l'on sait.
- Tu m'écoutes, bon Dieu de merde ? Je veux ces trois mois de pension alimentaire dans une semaine ! Dernier délai !
- Je t'interdis de blasphémer au sein de ma demeure, brebis égarée !
- C'est ça, oui, balance-moi tes prêchi-prêcha ! Tu me files les thunes, sinon je te fais repasser en jugement et tu ne verras plus ta fille ! Une semaine ! Sept jours !
La porte grillagée claqua sèchement. En lui touchant l'épaule, la mère, comme si de rien n'était, dit :
- Noémie, grimpe en voiture. Dépêche-toi.
Dans le véhicule qui s'éloignait de Goodbee, sur Turnpike Road, le bruit du moteur se substituait à tout dialogue. La végétation alourdie du bord de la route s'inscrivait en une bouillie verte sur la rétine de la jeune fille, qui ne s'attachait à aucun point fixe. Puis, circulant sur la Republic of West Florida Parkway (1), la mère la questionna, neutre :
- Tu me fais la gueule ?
Noémie ne répondit pas.
- C'est ton droit. Mais sache que ton père, aussi gentil paraît-il, a été jugé, et ce jugement lui ordonne de me verser...
- Papa n'est pas une pompe à fric ! éclata soudain Noémie, en obstruant de nouveau ses oreilles, et montra son dos en fermant les yeux. Sa mère ne la toucha pas.
A l'intérieur du vase clos, ses sens s'adaptèrent ; les vibrations des pneus lui indiquèrent que l'on s'engageait sur le Lake Pontchartrain Causeway ; elle en avait pris connaissance consciemment car à l'aller, cela signifiait le début de la traversée pour rejoindre son papa. Mais au retour... cela s'apparentait à une lente agonie, le repère lui démolissant le cœur, La Nouvelle-Orléans lui apparaissant plus sombre que jamais.
Elle rouvrit les paupières ; le lac éclatait au soleil, qui voyageait au-dessus de nuages petits et boutonneux ; sur sa droite, un bedonnant pélican à la poche gonflée battait lourdement des ailes. Fascinée par ce bec, Noémie resta aussi longtemps qu'elle put le regarder à s'en ébahir.
Ayant tout de même un peu mal aux conduits auditifs, elle enleva précautionneusement ses doigts, et se recroquevilla dans le fauteuil. Sa mère avait allumé la radio ; les hauts-parleurs crachotèrent des paroles.
« ...est entré dans le Golfe du Mexique. Selon les dernières estimations, Katrina garde sa trajectoire sud-ouest-ouest, vers la région du Yucatán... (2) »
1 : pour l'anecdote, a été fondée une République de Floride-Occidentale le 23 septembre 1810, pendant 34 jours ! Le gouvernement américain l'annexa de force.
2 : le Yucatán est un Etat du Mexique, c'est la péninsule qui se trouve à l'extrême nord-est du pays. Utiliser le Yucatán ajoute à la dramatisation du texte puisque l'on croit que Katrina va s'y diriger, évitant la Louisiane. De même, le prénom Noémie contient Noé (prénom choisi par pur hasard, mais qui tombe bien !), et Noé implique la catastrophe biblique diluvienne que l'on sait.
mercredi 15 octobre 2008
Intermédiaire XX
Le Cheval du Vent (1) de Galsan s'était retiré parmi les étoiles.
Galsan avait rendu son dernier souffle au matin, l'aurore assombrissant les versants couchants des monts de l'est, la lune croissante évanescente d'une beauté sublime dans ce ciel bleu-gris, Tenger (2) clignotant.
Le dernier lien qui l'unissant encore au monde terrestre venait de s'éteindre, et la vieille femme aux traits marqués, au visage buriné par le sel n'en menait pas large. Galsan représentait l'ultime ami issu de la même génération qu'elle, et sans famille, sans personne pour l'écouter et à qui transmettre ou partager, un univers disparaîtrait, lequel aurait pu profiter aux générations suivantes.
Elle se déplaçait à dos de mule, davantage commode que la marche, malgré son âge, pour retourner à Ulaangom (3) ; la bête avait servi à Galsan. Ce dernier habitait Torgalyg, village situé à l'extrémité méridionale de la république de Tannou-Touva (4). Pressentant sa fin approcher, il l'avait contactée, désirant un départ comme il se devait. Elle contourna le lac Upsa-Khol (5), remonta la rivière froide et profonde qui s'écoulait au sud de Saryg-Alak (6), et retrouva Galsan. Il était à l'article de la mort, mais il avait résisté, l'attendant calmement, sereinement.
Elle empruntait une modeste passerelle de bois quand elle fondit brusquement en larmes. Le soleil haut, Upsa-Khol scintillait des kilomètres plus loin. Des sommets dentelés et crevassés de l'Altaï en soutien, la vieille sanglotait en hoquetant ; peut-être avait-elle oublié ce que c'était, de vivre des pleurs.
Il n'y avait plus rien pour elle, aujourd'hui. Le néant envahissait son cœur, car le mince rempart venait de s'écouler en poussière. Elle voulait réagir, mais comment ? A quoi s'accrocher ? A qui ? Les traditions, les rituels, tout cela était soudain annihilé et ne servait à rien. Les quelques larmes qui s'écroulèrent séchèrent ; la mule, patiente, paissait.
Selon son jugement, il n'existait désormais qu'une issue. Personne ne souhaitait l'entendre ; l'écouter, oui. Mais apprendre ? Elle effectua un revers de la main dans le vide.
Son dernier voyage. Elle descendrait à Ulaangom, se procurerait une petite yourte – de bons tanneurs vivaient encore – et s'enfoncerait dans les montagnes, à l'ouest, loin de la ville, des rats, des vendeurs de cannabis, des abominations de l'ère moderne.
Elle s'en irait à l'ouest, et s'y évanouirait.
1 : allégorie de l'âme humaine dans la religion chamanique de l'Asie centrale.
2 : Tenger, ou Tengri, est le dieu suprême de la religion tengriste, le dieu du Ciel, qui s'oppose à la Terre-mère nommée Eje. Cette religion s'étend sur une grande partie de l'Asie centrale, tant historique que géographique. La signification de Tenger diffère selon les Chinois, les Mongols ou les Turcs, cependant, quelques dénominateurs communs existent, comme l'Arbre-Monde (différent d'Yggdrasil, lire l'Intermédiaire VII), les quatre directions (Nord, Sud...) ainsi que le soleil.
J'ai trouvé plus commode de l'imaginer en étoile, pour une résonance avec l'âme de Galsan.
3 : Ulaangom est le nom de la capitale de la province de Uvs, en Mongolie.
4 : la République de Tannou-Touva fait partie intégrante de la fédération russe.
5 : Upsa-Khol en touva, ou Uvs-Nuur en mongol, autrement dit le lac d'Uvs, est un lac faisant partie du patrimoine mondial de l'UNESCO. Etendu sur 70 000 km2, Upsa-Khol est l'un des lacs les mieux préservés des steppes et plus généralement de l'Eurasie. Il a la particularité d'être salé. Une toute petite partie du lac se situe en Russie.
6 : village localisé en Tannou-Touva, une dizaine de kilomètres à l'ouest de Torgalyg.
Galsan avait rendu son dernier souffle au matin, l'aurore assombrissant les versants couchants des monts de l'est, la lune croissante évanescente d'une beauté sublime dans ce ciel bleu-gris, Tenger (2) clignotant.
Le dernier lien qui l'unissant encore au monde terrestre venait de s'éteindre, et la vieille femme aux traits marqués, au visage buriné par le sel n'en menait pas large. Galsan représentait l'ultime ami issu de la même génération qu'elle, et sans famille, sans personne pour l'écouter et à qui transmettre ou partager, un univers disparaîtrait, lequel aurait pu profiter aux générations suivantes.
Elle se déplaçait à dos de mule, davantage commode que la marche, malgré son âge, pour retourner à Ulaangom (3) ; la bête avait servi à Galsan. Ce dernier habitait Torgalyg, village situé à l'extrémité méridionale de la république de Tannou-Touva (4). Pressentant sa fin approcher, il l'avait contactée, désirant un départ comme il se devait. Elle contourna le lac Upsa-Khol (5), remonta la rivière froide et profonde qui s'écoulait au sud de Saryg-Alak (6), et retrouva Galsan. Il était à l'article de la mort, mais il avait résisté, l'attendant calmement, sereinement.
Elle empruntait une modeste passerelle de bois quand elle fondit brusquement en larmes. Le soleil haut, Upsa-Khol scintillait des kilomètres plus loin. Des sommets dentelés et crevassés de l'Altaï en soutien, la vieille sanglotait en hoquetant ; peut-être avait-elle oublié ce que c'était, de vivre des pleurs.
Il n'y avait plus rien pour elle, aujourd'hui. Le néant envahissait son cœur, car le mince rempart venait de s'écouler en poussière. Elle voulait réagir, mais comment ? A quoi s'accrocher ? A qui ? Les traditions, les rituels, tout cela était soudain annihilé et ne servait à rien. Les quelques larmes qui s'écroulèrent séchèrent ; la mule, patiente, paissait.
Selon son jugement, il n'existait désormais qu'une issue. Personne ne souhaitait l'entendre ; l'écouter, oui. Mais apprendre ? Elle effectua un revers de la main dans le vide.
Son dernier voyage. Elle descendrait à Ulaangom, se procurerait une petite yourte – de bons tanneurs vivaient encore – et s'enfoncerait dans les montagnes, à l'ouest, loin de la ville, des rats, des vendeurs de cannabis, des abominations de l'ère moderne.
Elle s'en irait à l'ouest, et s'y évanouirait.
1 : allégorie de l'âme humaine dans la religion chamanique de l'Asie centrale.
2 : Tenger, ou Tengri, est le dieu suprême de la religion tengriste, le dieu du Ciel, qui s'oppose à la Terre-mère nommée Eje. Cette religion s'étend sur une grande partie de l'Asie centrale, tant historique que géographique. La signification de Tenger diffère selon les Chinois, les Mongols ou les Turcs, cependant, quelques dénominateurs communs existent, comme l'Arbre-Monde (différent d'Yggdrasil, lire l'Intermédiaire VII), les quatre directions (Nord, Sud...) ainsi que le soleil.
J'ai trouvé plus commode de l'imaginer en étoile, pour une résonance avec l'âme de Galsan.
3 : Ulaangom est le nom de la capitale de la province de Uvs, en Mongolie.
4 : la République de Tannou-Touva fait partie intégrante de la fédération russe.
5 : Upsa-Khol en touva, ou Uvs-Nuur en mongol, autrement dit le lac d'Uvs, est un lac faisant partie du patrimoine mondial de l'UNESCO. Etendu sur 70 000 km2, Upsa-Khol est l'un des lacs les mieux préservés des steppes et plus généralement de l'Eurasie. Il a la particularité d'être salé. Une toute petite partie du lac se situe en Russie.
6 : village localisé en Tannou-Touva, une dizaine de kilomètres à l'ouest de Torgalyg.
samedi 11 octobre 2008
Sur une suggestion de Monsieur K., j'ai rajouté des notes explicatives en bas de certains Intermédiaires précédents pas forcément abordables en première lecture ; opération qui sera systématiquement rééditée quand il sera jugé nécessaire. Vous pourrez plus facilement y jeter un coup d'œil en cliquant sur le libellé Intermédiaires (rubrique Parc à thèmes), sur la colonne de droite, ou directement ici.
Bonne lecture !
Et n'hésitez pas, si vous avez des questions.
Bonne lecture !
Et n'hésitez pas, si vous avez des questions.
Intermédiaire XIX
Le chef rendu cramoisi vitupéra :
- Non ! Vous n'êtes qu'une bande d'incapables ! Trouvez-moi autre chose ! Exécution !
D'instinct grégaire, le troupeau de mangakas (1) désespérés s'enfuit du bureau, aussi affolé qu'un banc de krill devant une baleine ; affrontant seul les phalènes acérées, Hiroo, les jambes en coton.
- Qu'est-ce que tu veux ? gronda le chef, sans se retourner.
- Je... J'ai peut-être une idée, chef ! bafouilla presque Hiroo (2) (en tout cas, il y eut des postillons). Puis, n'osant formuler un son, attendant une réponse, il sentit une douce chaleur moite poindre sous ses aisselles.
- Eh bien ! Parle !
- Oui !... Voilà : l'autre jour je parlais avec un ami vietnamien que j'avais rencontré il y a quelques années à l'université Meiji (3). Au cours de la discussion nous en sommes venus à évoquer les légendes vietnamiennes, parce que pour ma part il y a un attrait évident à connaître les mythologies de ses voisins, puisque...
- Abrège !
- Oui !! couina Hiroo, plus tendu que jamais. A un moment donné, il me dit soudain qu'il existe une légende en commun entre le Japon et le Viêt Nam. Il s'agit d'un pont-pagode situé à Hội An où reposerait un monstre gigantesque ayant sa tête en Inde et l'autre extrémité au Japon ! Ça m'a beaucoup intrigué, et j'ai approfondi mes recherches...
Par-dessus l'épaule de son chef, Hiroo tendit trois feuilles dactylographiées que son patron saisit prestement. Le mangaka sentit l'excitation bondir d'un cran, mais il se maîtrisa aussitôt, tâchant de garder bonne mesure en cet instant décisif. Il lorgna les traits du visage patronal, dont les globes oculaires parcouraient rapidement les lignes, guettant le moindre indice de changement d'humeur. Le chef se prénommait Haku (« blanc »), mais tout l'étage le surnommait Aku (« le mal ») à cause de sa propension à la colère. L'origine de ces excès colériques faisait l'objet d'interrogations triviales, entre collègues : absorption massive de café ? Ulcère récalcitrant ? Cocuage non digéré ?
- Mmmh, grommela le Mal, ce qui contracta Hiroo. Pourquoi des oiseaux comme personnages ?
- Il y a quantité d'oiseaux de par le monde, a fortiori du Japon à l'Inde, sans oublier les migrations, susceptibles d'être utilisées. On peut mettre en avant certains points physionomiques et de caractère : petit, gros, rapide, énergique, à côté de la plaque... Les oiseaux constituent un formidable vivier de personnages et de situations... J'avais imaginé une grue comme personnage principal...
Le chef réfléchit si longtemps que Hiroo finit par se racler discrètement la gorge.
- Trouve-moi un synopsis valable avant la fin de la journée !
- Oui, Monsieur ! Merci, Monsieur !
Hiroo souriait jusqu'aux oreilles en sortant du bureau.
- Non ! Vous n'êtes qu'une bande d'incapables ! Trouvez-moi autre chose ! Exécution !
D'instinct grégaire, le troupeau de mangakas (1) désespérés s'enfuit du bureau, aussi affolé qu'un banc de krill devant une baleine ; affrontant seul les phalènes acérées, Hiroo, les jambes en coton.
- Qu'est-ce que tu veux ? gronda le chef, sans se retourner.
- Je... J'ai peut-être une idée, chef ! bafouilla presque Hiroo (2) (en tout cas, il y eut des postillons). Puis, n'osant formuler un son, attendant une réponse, il sentit une douce chaleur moite poindre sous ses aisselles.
- Eh bien ! Parle !
- Oui !... Voilà : l'autre jour je parlais avec un ami vietnamien que j'avais rencontré il y a quelques années à l'université Meiji (3). Au cours de la discussion nous en sommes venus à évoquer les légendes vietnamiennes, parce que pour ma part il y a un attrait évident à connaître les mythologies de ses voisins, puisque...
- Abrège !
- Oui !! couina Hiroo, plus tendu que jamais. A un moment donné, il me dit soudain qu'il existe une légende en commun entre le Japon et le Viêt Nam. Il s'agit d'un pont-pagode situé à Hội An où reposerait un monstre gigantesque ayant sa tête en Inde et l'autre extrémité au Japon ! Ça m'a beaucoup intrigué, et j'ai approfondi mes recherches...
Par-dessus l'épaule de son chef, Hiroo tendit trois feuilles dactylographiées que son patron saisit prestement. Le mangaka sentit l'excitation bondir d'un cran, mais il se maîtrisa aussitôt, tâchant de garder bonne mesure en cet instant décisif. Il lorgna les traits du visage patronal, dont les globes oculaires parcouraient rapidement les lignes, guettant le moindre indice de changement d'humeur. Le chef se prénommait Haku (« blanc »), mais tout l'étage le surnommait Aku (« le mal ») à cause de sa propension à la colère. L'origine de ces excès colériques faisait l'objet d'interrogations triviales, entre collègues : absorption massive de café ? Ulcère récalcitrant ? Cocuage non digéré ?
- Mmmh, grommela le Mal, ce qui contracta Hiroo. Pourquoi des oiseaux comme personnages ?
- Il y a quantité d'oiseaux de par le monde, a fortiori du Japon à l'Inde, sans oublier les migrations, susceptibles d'être utilisées. On peut mettre en avant certains points physionomiques et de caractère : petit, gros, rapide, énergique, à côté de la plaque... Les oiseaux constituent un formidable vivier de personnages et de situations... J'avais imaginé une grue comme personnage principal...
Le chef réfléchit si longtemps que Hiroo finit par se racler discrètement la gorge.
- Trouve-moi un synopsis valable avant la fin de la journée !
- Oui, Monsieur ! Merci, Monsieur !
Hiroo souriait jusqu'aux oreilles en sortant du bureau.
1 : dessinateur de manga, la fameuse bande dessinée japonaise. La particule -ka signifie qui fait du /des, et qu'on retrouve dans judoka, karateka...
2 : petit clin d'œil à la communauté française que l'on peut croiser dans le quartier d'Hiroo à Tōkyō ; c'est aussi le quartier où l'on retrouve de nombreuses ambassades.
3 : nom d'une des trois plus prestigieuses universités privées du Japon.
mercredi 8 octobre 2008
Intermédiaire XVIII
Le jeune homme avançait d'un pas allègre dans le froid du mois de novembre, bien qu'il fît tout pour ne rien laisser paraître de sa bonne humeur. Il avait rendez-vous avec sa petite amie, mais pas une petite amie comme les autres ; ils vivaient dans une région du monde où le groupe ethnique importe beaucoup : elle était bosniaque, et lui croate.
La ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine est traversée par un fleuve glacial appelé Neretva ; Mostar-Est concentre une majorité de Bosniaques et l'ouest de la ville habite une forte population de Croates. Allez savoir comment ces deux jeunes s'étaient rencontrés ; ce que je sais, c'est qu'ils se plurent au premier coup d'œil ; l'amour frappe sans prévenir.
Lui refusa quelques jours d'admettre que la voir en esprit lui coupait l'appétit (symptôme patent), et quand il l'aperçut une seconde fois, il dut se détourner un instant pour dissimuler ses yeux humides. Un pan de ce qu'il crût connaître s'écroulait ; casser une tradition ne se ressent pas sans douleur.
Ils finirent par entrer en contact, chose plus aisée qu'elle ne le crût ; elle s'était forgée une foule d'invisibles obstacles. Seule sa grande sœur fut mise au courant, et après que cette dernière se fut renseignée sur le garçon par un moyen inconnu, la jeune fille reçut l'aval de son aînée. Tous se sentaient concernés par la guerre qui faisait rage, près de leurs frontières ; l'atmosphère restait tendue et vigilante.
Un éclair suivi d'un sifflement furent ce que le jeune homme perçut, précédant la retentissante explosion. Un moment abasourdi, il comprit que quelque chose était tombée là-bas, dans Mostar-Est ; un énorme panache de fumée s'éleva rapidement. Deux autres explosions fracassèrent le lourd silence ; ce n'était plus un accident, et il s'élança en direction du Vieux Pont, leur lieu de rencontre.
Il la trouva, en donnant du coude sur le Pont, et elle cria de surprise quand il l'enlaça. Ils n'osaient croire à ce qui commençait. Il l'entraînait au-delà du Pont ; une déflagration les souffla par derrière.
Un acouphène terrible dans les oreilles, le corps endolori, recouverte de gravats, elle se retourna sur le ventre et le chercha des yeux. Il bougeait piteusement, à sa droite. Faisant abstraction du reste, elle se mit debout et boitilla jusque lui.
- Lève-toi, hurla-t-elle, en lui tendant la main.
Avant que le missile leur tombe dessus, il put la saisir.
La ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine est traversée par un fleuve glacial appelé Neretva ; Mostar-Est concentre une majorité de Bosniaques et l'ouest de la ville habite une forte population de Croates. Allez savoir comment ces deux jeunes s'étaient rencontrés ; ce que je sais, c'est qu'ils se plurent au premier coup d'œil ; l'amour frappe sans prévenir.
Lui refusa quelques jours d'admettre que la voir en esprit lui coupait l'appétit (symptôme patent), et quand il l'aperçut une seconde fois, il dut se détourner un instant pour dissimuler ses yeux humides. Un pan de ce qu'il crût connaître s'écroulait ; casser une tradition ne se ressent pas sans douleur.
Ils finirent par entrer en contact, chose plus aisée qu'elle ne le crût ; elle s'était forgée une foule d'invisibles obstacles. Seule sa grande sœur fut mise au courant, et après que cette dernière se fut renseignée sur le garçon par un moyen inconnu, la jeune fille reçut l'aval de son aînée. Tous se sentaient concernés par la guerre qui faisait rage, près de leurs frontières ; l'atmosphère restait tendue et vigilante.
Un éclair suivi d'un sifflement furent ce que le jeune homme perçut, précédant la retentissante explosion. Un moment abasourdi, il comprit que quelque chose était tombée là-bas, dans Mostar-Est ; un énorme panache de fumée s'éleva rapidement. Deux autres explosions fracassèrent le lourd silence ; ce n'était plus un accident, et il s'élança en direction du Vieux Pont, leur lieu de rencontre.
Il la trouva, en donnant du coude sur le Pont, et elle cria de surprise quand il l'enlaça. Ils n'osaient croire à ce qui commençait. Il l'entraînait au-delà du Pont ; une déflagration les souffla par derrière.
Un acouphène terrible dans les oreilles, le corps endolori, recouverte de gravats, elle se retourna sur le ventre et le chercha des yeux. Il bougeait piteusement, à sa droite. Faisant abstraction du reste, elle se mit debout et boitilla jusque lui.
- Lève-toi, hurla-t-elle, en lui tendant la main.
Avant que le missile leur tombe dessus, il put la saisir.
N.B. : le Vieux Pont de Mostar, avec son quartier est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. La guerre de 1992 à 1995 atteignit Mostar en mai 1993, mais pour la commodité de cet Intermédiaire, je l'ai fait « attendre » novembre, où effectivement, le 9 novembre 1993, les bombardements croates détruisirent le Stari Most ; aujourd'hui entièrement rebâti avec les techniques d'époque (il fut érigé en 1565).
samedi 4 octobre 2008
Intermédiaire XVII
Salomé vit certainement le plus beau jour de sa vie : c'est la fin de l'Estado Novo (1). Elle le compare à l'ouverture d'une fenêtre longtemps condamnée d'un grenier poussiéreux, et elle danse, sa robe ondoyant dans le courant d'air.
Elle est née à Lisbonne le 8 mai 1945, jour de libération pour une grande partie du monde. Quatre jours auparavant, Salazar ordonna l'abaissement des drapeaux et une demi-journée de deuil lorsque la mort de Hitler lui parvint.
Quand Salomé apprit cela, combiné aux horreurs du IIIe Reich, elle fit de Salazar son ennemi personnel. Le calcul était simple : pas de mariage ni d'enfant tant que ce régime ne serait pas tombé. A défaut d'inciter à la révolte, elle lutta passivement avec son corps. Elle en découragea plus d'un.
La mort de Salazar à la fin juillet 1970 n'avait rien changé à ses convictions (dit-elle alors, à l'un de ses prétendants revenu à la charge). Caetano avait repris le relais ; un siège branlant, certes, mais le régime survivait.
Ce matin du 25 avril 1974, Salomé fut réveillée par le bruit de bottes sur les pavés ; curieuse, elle avait tout de même prudemment observé la rue, mais n'avait discerné que des ombres grises. Elle subodorait qu'elle ne fût pas la seule aux fenêtres.
Notilia vint frapper à sa porte sur le coup des huit heures.
- Les militaires se sont insurgés, souffla-t-elle hors d'haleine, et elle demanda l'allumage de la radio. Elle chercha la fréquence et tomba sur une voix masculine qui débitait un avertissement, celui de ne pas sortir dans la rue. Elles écoutèrent les nouvelles et bavardèrent fébrilement.
Les deux femmes décidèrent de descendre jusqu'au marché aux fleurs ensemble, angoissées ; divers petits groupes se formaient ici ou là. Elles purent vite se rendre compte de l'effervescence du marché, d'où s'échappaient des fragrances végétales et une agitation électrique. Les gens jetaient haut des bouquets, des chapeaux ; gestes d'une joie de vivre longtemps réprimée. On les accueillit avec un bouquet d'œillets (c'était la saison), et on leur désigna des soldats dont la fleur pointait au bout du canon de leur fusil.
Les militaires semblaient réellement s'être insurgés, en douceur, mais leurs supérieurs avaient œuvré dans la clandestinité la plus totale. Malgré l'enthousiasme qui l'animait, Salomé sut raison garder. L'Estado Novo coulait, les peuples colonisés devenaient libres ; mais l'armée persistait, et pour une pacifiste convaincue, cette victoire avait un goût aigre qui ne s'évanouirait pas totalement. La tumeur guerrière s'accrochait.
Mais elle ne voulut pas bouder son plaisir et, rayonnante, elle convainquit Notilia de la suivre jusqu'au pont Salazar (2), d'une part pour le fouler aux pieds, d'autre part pour offrir des fleurs aux passants dépourvus. Sur son chemin, aucun ne refusa. Certains les rejoignirent au pont, des voisins, qui apportaient leurs fleurs, leurs chants et leurs cavaquinhos (3) ; d'autres arrêtèrent leur véhicule sur le bord de la route et entrèrent dans la fête improvisée.
Elle est née à Lisbonne le 8 mai 1945, jour de libération pour une grande partie du monde. Quatre jours auparavant, Salazar ordonna l'abaissement des drapeaux et une demi-journée de deuil lorsque la mort de Hitler lui parvint.
Quand Salomé apprit cela, combiné aux horreurs du IIIe Reich, elle fit de Salazar son ennemi personnel. Le calcul était simple : pas de mariage ni d'enfant tant que ce régime ne serait pas tombé. A défaut d'inciter à la révolte, elle lutta passivement avec son corps. Elle en découragea plus d'un.
La mort de Salazar à la fin juillet 1970 n'avait rien changé à ses convictions (dit-elle alors, à l'un de ses prétendants revenu à la charge). Caetano avait repris le relais ; un siège branlant, certes, mais le régime survivait.
Ce matin du 25 avril 1974, Salomé fut réveillée par le bruit de bottes sur les pavés ; curieuse, elle avait tout de même prudemment observé la rue, mais n'avait discerné que des ombres grises. Elle subodorait qu'elle ne fût pas la seule aux fenêtres.
Notilia vint frapper à sa porte sur le coup des huit heures.
- Les militaires se sont insurgés, souffla-t-elle hors d'haleine, et elle demanda l'allumage de la radio. Elle chercha la fréquence et tomba sur une voix masculine qui débitait un avertissement, celui de ne pas sortir dans la rue. Elles écoutèrent les nouvelles et bavardèrent fébrilement.
Les deux femmes décidèrent de descendre jusqu'au marché aux fleurs ensemble, angoissées ; divers petits groupes se formaient ici ou là. Elles purent vite se rendre compte de l'effervescence du marché, d'où s'échappaient des fragrances végétales et une agitation électrique. Les gens jetaient haut des bouquets, des chapeaux ; gestes d'une joie de vivre longtemps réprimée. On les accueillit avec un bouquet d'œillets (c'était la saison), et on leur désigna des soldats dont la fleur pointait au bout du canon de leur fusil.
Les militaires semblaient réellement s'être insurgés, en douceur, mais leurs supérieurs avaient œuvré dans la clandestinité la plus totale. Malgré l'enthousiasme qui l'animait, Salomé sut raison garder. L'Estado Novo coulait, les peuples colonisés devenaient libres ; mais l'armée persistait, et pour une pacifiste convaincue, cette victoire avait un goût aigre qui ne s'évanouirait pas totalement. La tumeur guerrière s'accrochait.
Mais elle ne voulut pas bouder son plaisir et, rayonnante, elle convainquit Notilia de la suivre jusqu'au pont Salazar (2), d'une part pour le fouler aux pieds, d'autre part pour offrir des fleurs aux passants dépourvus. Sur son chemin, aucun ne refusa. Certains les rejoignirent au pont, des voisins, qui apportaient leurs fleurs, leurs chants et leurs cavaquinhos (3) ; d'autres arrêtèrent leur véhicule sur le bord de la route et entrèrent dans la fête improvisée.
1 : l'Estado Novo était un régime autoritaire conservateur, nationaliste, défendant l'empire colonial portugais, reposant sur les élites traditionnelles (l'Église, l'armée...). Salazar en est le créateur, en 1933.
2 : depuis renommé pont du 25 avril 1974
3 : ukulélé portugais
mercredi 1 octobre 2008
Intermédiaire XVI
La dernière chose que Karola devina par la fenêtre du train fut une bécasse d'Alaska, remplacée par la lumière fulgurante et fade de l'éclairage du tunnel. Un pont sous-marin, selon la publicité, mais ça ne sonnait guère juste ; peut-être à l'époque de l'ouverture au public ; les commerciaux avaient eu dans ce cas des goûts douteux.
Ceci étant, un tunnel entre la Russie et la république d'Alaska, ça en jetait. Il avait coûté la peau des fesses des contribuables, mais quelle vitrine ! Le détroit de Béring n'était plus praticable à pied, depuis belle lurette ; il était pourtant nécessaire de conserver un passage dans cet espace stratégique de premier ordre. Maintenant que le climat avait permis à l'océan Arctique de se réchauffer un peu, le prix du mètre carré sur les îles Aléoutiennes (1) grimpaient en flèche ! A croire que les tremblements de terre et les volcans éblouissaient d'exotisme !
Le nez de Karola frémit d'excitation.
Elle était promoteur immobilier, avait flairé avant bon nombre de collègues – disons : concurrents – qu'avec la fonte des glaces septentrionales, d'une part l'attractivité de la région allait croître, malgré le rythme solaire déroutant (la technologie permettait aujourd'hui un réglage du cycle diurne/nocturne tout à fait adapté, dans les habitations), d'autre part le transport des marchandises allait gagner un temps fou en coupant par les cercles polaires, et les manufactures pousser comme des champignons, à l'instar de la gangrène autour d'une plaie non traitée.
Il était possible de voyager de Barcelone, dernière ville vivable au sud de l'Europe, à cause de l'avancée des déserts, jusqu'à Washington, et ce en train ! Le bout de la ligne n'était plus New York ; Karla détestait New York, ou plutôt détestait le mur de vingt mètres de haut qui entourait la ville et l'enlaidissait irrémédiablement. A présent, elle se rendait à Vladivostok, désormais la ville la plus profitable.
Vladivostok avait son petit charme, il est vrai ; attendez que Sergueï Onéguine attrape le contrat de modernisation des boulevards ! On le surnommait le Haussmann russe (2), mais c'était encore bien en-deçà de son talent ! La guerre russo-japonaise pour l'île Sakhaline (3) n'avait pas épargné la ville, Sergueï saurait lui redonner son allant et sa personnalité. Il n'était pas talentueux – non, génial – seulement en architecture...
Karola avait affaire avec les individus les plus en vue, gagnait des sommes d'argent considérables, et ne possédait absolument aucun état d'âme. Son travail était sa bulle, sa vie. Quand elle découvrirait qu'elle était enceinte, sa vision du monde changerait. Brutalement.
Ceci étant, un tunnel entre la Russie et la république d'Alaska, ça en jetait. Il avait coûté la peau des fesses des contribuables, mais quelle vitrine ! Le détroit de Béring n'était plus praticable à pied, depuis belle lurette ; il était pourtant nécessaire de conserver un passage dans cet espace stratégique de premier ordre. Maintenant que le climat avait permis à l'océan Arctique de se réchauffer un peu, le prix du mètre carré sur les îles Aléoutiennes (1) grimpaient en flèche ! A croire que les tremblements de terre et les volcans éblouissaient d'exotisme !
Le nez de Karola frémit d'excitation.
Elle était promoteur immobilier, avait flairé avant bon nombre de collègues – disons : concurrents – qu'avec la fonte des glaces septentrionales, d'une part l'attractivité de la région allait croître, malgré le rythme solaire déroutant (la technologie permettait aujourd'hui un réglage du cycle diurne/nocturne tout à fait adapté, dans les habitations), d'autre part le transport des marchandises allait gagner un temps fou en coupant par les cercles polaires, et les manufactures pousser comme des champignons, à l'instar de la gangrène autour d'une plaie non traitée.
Il était possible de voyager de Barcelone, dernière ville vivable au sud de l'Europe, à cause de l'avancée des déserts, jusqu'à Washington, et ce en train ! Le bout de la ligne n'était plus New York ; Karla détestait New York, ou plutôt détestait le mur de vingt mètres de haut qui entourait la ville et l'enlaidissait irrémédiablement. A présent, elle se rendait à Vladivostok, désormais la ville la plus profitable.
Vladivostok avait son petit charme, il est vrai ; attendez que Sergueï Onéguine attrape le contrat de modernisation des boulevards ! On le surnommait le Haussmann russe (2), mais c'était encore bien en-deçà de son talent ! La guerre russo-japonaise pour l'île Sakhaline (3) n'avait pas épargné la ville, Sergueï saurait lui redonner son allant et sa personnalité. Il n'était pas talentueux – non, génial – seulement en architecture...
Karola avait affaire avec les individus les plus en vue, gagnait des sommes d'argent considérables, et ne possédait absolument aucun état d'âme. Son travail était sa bulle, sa vie. Quand elle découvrirait qu'elle était enceinte, sa vision du monde changerait. Brutalement.
1 : fait partie de la ceinture de feu du Pacifique
2 : Haussmann, préfet de police de Paris sous le Second Empire, fut l'initiateur du plan de rénovation de la capitale française et ses grands boulevards (un moyen comme un autre d'empêcher les barricades lors d'émeutes) ; il n'a pas hésité à détruire la maison parisienne qui l'avait vu naître.
3 : l'île Sakhaline est un enjeu territorial pour les Russes et les Japonais depuis le XVIIe siècle. Elle est située au nord de l'île de Hokkaido et le long du rivage oriental de la Russie. Staline l'a complètement annexée en 1945.
samedi 27 septembre 2008
Intermédiaire XV
Extraits de notes retrouvées dans le carnet de voyage numéro 9 de Mme Machenka ...
1 : Au revoir !
Jour 0
Je pars de Saint-Pétersbourg le ... 19.. [...] Je suis allé regarder la mer du golfe de Finlande, avant de monter dans le train . [...]
Jour 1
Suis arrivé à Moscou peu après midi. Le Rossiya Express part à 14 heures de Iaroslavskaïa. Au loin je peux distinguer le Kremlin et ses toits en forme de meringues. [...]
Me voilà dans « l'Oural » ; ils surnomment le train ainsi jusqu'à la chaîne de montagnes. J'ai de la chance : il n'y a personne avec moi dans la cabine, personne qui ne ronflera ; de toute manière, il est ardu de dépasser le plafond sonore du wagon. Mais je n'en aurais pas fait un pataquès, car je suis en train de réaliser un de mes rêves. [...]
Jour 2
J'ai failli rater l'obélisque, avant d'arriver à Ekaterinbourg, marquant la séparation entre l'Europe et l'Asie. En ce qui me concerne, il n'y a qu'un continent : l'Eurasie. Difficile de prêcher un tel discours, de nos jours. [...]
Nous nous arrêtons souvent dans différentes gares ; le Transsibérien est réellement une ligne de vie, c'est admirable.
Jour 3
Ai sympathisé, malgré mon vocabulaire rudimentaire, avec un groupe de Russes joviaux originaire d'Irkoutsk. [...] On a fini tard dans la soirée à coups de vodka dans une ambiance extraordinaire. [...] Je crois que j'ai tapé dans l'œil de l'une des femmes ; elle s'appelait Machenka.
Je la traverse en été, mais en toute saison, la taïga regorge de paysages d'une splendeur inouïe. Plus du tiers de la superficie du pays en est recouverte. L'Amazonie et la forêt boréale sont les deux poumons de la planète (on a trop tendance à oublier le second poumon) ; pourvu que ça dure. [...]
Jour 4
Ai traversé le pont ferroviaire de Krasnoïarsk, enjambant le fleuve Ienisseï. Ne dois pas oublier que ce fleuve coule vers le nord, à l'instar du Nil, et se jette dans l'océan Arctique. [...] C'est assez émouvant.
Les Russes et moi avons remis ça. Je ne sais pas si je supporterai une troisième fois de me mettre minable !
Jour 5
Quelle tristesse ! Mes compagnons russes me quittent : Da svidaniya ! (1) On s'est englouti une dernière rasade de vodka [...].
Le train contourne par le sud « l'Œil Bleu de la Sibérie », le lac Baïkal. Un trésor pour tout amoureux de la nature qui se respecte. [...]
Jour 6
L'ambiance est morose depuis le départ de mes amis, mais les couchers de soleil compensent leur absence (un petit peu). Le relief uni des steppes a été remplacé par des paysages voisins de ceux qui embellissent le Canada. [...] La lumière vespérale qui colorait le compartiment m'a particulièrement ému, ce soir-là, car c'était la dernière fois que je dormais ici – je m'habituais aux cahots – et elle me rappelait les cheveux de Machenka. [...]
Les rails côtoient le fleuve Amour et la frontière chinoise. Je n'ai pourtant observé aucun mandarin. [...]
Jour 7
[...]
Je me prépare à quitter le Transsibérien. Vladivostok sera mon terminus, en toute logique. J'aurais parcouru près d'une dizaine de milliers de kilomètres, à travers toute la Russie. Un voyage proprement inoubliable. [...]
Ai vu Vladivostok ayant les pieds trempés par la mer du Japon. La boucle est bouclée.
Je pars de Saint-Pétersbourg le ... 19.. [...] Je suis allé regarder la mer du golfe de Finlande, avant de monter dans le train . [...]
Jour 1
Suis arrivé à Moscou peu après midi. Le Rossiya Express part à 14 heures de Iaroslavskaïa. Au loin je peux distinguer le Kremlin et ses toits en forme de meringues. [...]
Me voilà dans « l'Oural » ; ils surnomment le train ainsi jusqu'à la chaîne de montagnes. J'ai de la chance : il n'y a personne avec moi dans la cabine, personne qui ne ronflera ; de toute manière, il est ardu de dépasser le plafond sonore du wagon. Mais je n'en aurais pas fait un pataquès, car je suis en train de réaliser un de mes rêves. [...]
Jour 2
J'ai failli rater l'obélisque, avant d'arriver à Ekaterinbourg, marquant la séparation entre l'Europe et l'Asie. En ce qui me concerne, il n'y a qu'un continent : l'Eurasie. Difficile de prêcher un tel discours, de nos jours. [...]
Nous nous arrêtons souvent dans différentes gares ; le Transsibérien est réellement une ligne de vie, c'est admirable.
Jour 3
Ai sympathisé, malgré mon vocabulaire rudimentaire, avec un groupe de Russes joviaux originaire d'Irkoutsk. [...] On a fini tard dans la soirée à coups de vodka dans une ambiance extraordinaire. [...] Je crois que j'ai tapé dans l'œil de l'une des femmes ; elle s'appelait Machenka.
Je la traverse en été, mais en toute saison, la taïga regorge de paysages d'une splendeur inouïe. Plus du tiers de la superficie du pays en est recouverte. L'Amazonie et la forêt boréale sont les deux poumons de la planète (on a trop tendance à oublier le second poumon) ; pourvu que ça dure. [...]
Jour 4
Ai traversé le pont ferroviaire de Krasnoïarsk, enjambant le fleuve Ienisseï. Ne dois pas oublier que ce fleuve coule vers le nord, à l'instar du Nil, et se jette dans l'océan Arctique. [...] C'est assez émouvant.
Les Russes et moi avons remis ça. Je ne sais pas si je supporterai une troisième fois de me mettre minable !
Jour 5
Quelle tristesse ! Mes compagnons russes me quittent : Da svidaniya ! (1) On s'est englouti une dernière rasade de vodka [...].
Le train contourne par le sud « l'Œil Bleu de la Sibérie », le lac Baïkal. Un trésor pour tout amoureux de la nature qui se respecte. [...]
Jour 6
L'ambiance est morose depuis le départ de mes amis, mais les couchers de soleil compensent leur absence (un petit peu). Le relief uni des steppes a été remplacé par des paysages voisins de ceux qui embellissent le Canada. [...] La lumière vespérale qui colorait le compartiment m'a particulièrement ému, ce soir-là, car c'était la dernière fois que je dormais ici – je m'habituais aux cahots – et elle me rappelait les cheveux de Machenka. [...]
Les rails côtoient le fleuve Amour et la frontière chinoise. Je n'ai pourtant observé aucun mandarin. [...]
Jour 7
[...]
Je me prépare à quitter le Transsibérien. Vladivostok sera mon terminus, en toute logique. J'aurais parcouru près d'une dizaine de milliers de kilomètres, à travers toute la Russie. Un voyage proprement inoubliable. [...]
Ai vu Vladivostok ayant les pieds trempés par la mer du Japon. La boucle est bouclée.
1 : Au revoir !
mercredi 24 septembre 2008
Intermédiaire XIV
- C'est vrai, il en a trouvée une sous le préau.
- Dégueu !... Elle était vivante ?
Gaëtan et Guillaume sont deux copains depuis la maternelle. Ils ont de la chance : jusqu'au collège, ils sont restés dans la même classe. La cloche vient de sonner, et c'est en bavardant qu'ils récupèrent leurs cartables, à l'abri dans les casiers.
- Ouais. Elle s'accrochait avec ses ailes, mais comme elle était mourante, elle devenait de plus en plus faible, tu vois. Et puis à la fin ce crétin l'a gardée dans son sac et il l'a tuée.
- Quel enfoiré ! Il mérite la peine de mort pour assissa... assani... pour meurtre de chauve-souris !
Ils suivent de loin un camarade de classe qui leur sert de guide malgré lui, car ils n'ont aucune idée du numéro de la salle qu'ils doivent rejoindre.
- On a quoi, déjà ? questionne Guillaume.
- 13 h 30... Histoire géo.
- Oh, purée ! Non ! Comment il m'a gonflé, la dernière fois !
- Hum, prévient Gaëtan.
- Guillaume C., encore une fois, retentit une voix de stentor, tandis que l'intéressé se fige. « Même pas encore vautré sur votre chaise que vous vous faites déjà remarquer. Allez, avancez, avant de prendre la poussière. »
Dans le brouhaha les écoliers s'assoient, sortent leur trousse et affaires. Le professeur rappelle brièvement les grandes lignes de la leçon précédente en interrogeant quelques-uns ; les deux compères sont miraculeusement épargnés. Pour un temps.
« Les Romains avaient développé un système d'acheminement de l'eau extrêmement bien conçu, afin de ravitailler les villes parfois très éloignées. Quelqu'un peut-il me donner un exemple de monument ayant besoin d'eau ? Des fontaines, d'accord... Oui ? Des thermes, très bien ! On pouvait s'y baigner en public, et le maillot de bain n'existait pas à l'époque (il éleva la voix pour inciter au silence, en finissant sa phrase), sans distinction entre riches et pauvres. Cette eau arrivait en ville par des aqueducs, de longues voies d'eau, comme le pont du Gard, aujourd'hui le plus grand pont-aqueduc de l'époque encore sur pied... »
Alors qu'il écrivait Gard au tableau, le professeur fut interrompu par un ricanement rendu sonore par contraste dans le silence soudain.
- Hennissement reconnaissable entre mille. Messire Guillaume le Conquérant, fit-il avec emphase, laissez-moi me saisir de cette occasion pour vous poser une question. Trouvez-moi au moins un mot qui finisse par « duc », comme dans aqueduc.
- Euh...
- Euduc, non. Eunuque, c'est presque bon.
- Moi, M'sieur ! Moi ! Moi ! murmurait en gigotant une gamine, le bras levé.
- J'attends, Guillaume.
- Oléoduc, M'sieur, lâche tout bas la gamine.
- Mademoiselle Morgane, puisque vous semblez aimer les interrogations, je vous en donnerai une toute personnalisée.
Guillaume tente une réponse en baissant la tête et levant timidement les yeux.
- Trouuu...
Dans l'éclat de rire général, le professeur tonne :
- Je n'en attendais pas moins de vous, Monsieur C. Vous m'apporterez votre cahier de vie à la fin de l'heure.
- M'sieur ! se récrie l'élève. C'est pas juste ! Vous m'avez piégé !
- Dégueu !... Elle était vivante ?
Gaëtan et Guillaume sont deux copains depuis la maternelle. Ils ont de la chance : jusqu'au collège, ils sont restés dans la même classe. La cloche vient de sonner, et c'est en bavardant qu'ils récupèrent leurs cartables, à l'abri dans les casiers.
- Ouais. Elle s'accrochait avec ses ailes, mais comme elle était mourante, elle devenait de plus en plus faible, tu vois. Et puis à la fin ce crétin l'a gardée dans son sac et il l'a tuée.
- Quel enfoiré ! Il mérite la peine de mort pour assissa... assani... pour meurtre de chauve-souris !
Ils suivent de loin un camarade de classe qui leur sert de guide malgré lui, car ils n'ont aucune idée du numéro de la salle qu'ils doivent rejoindre.
- On a quoi, déjà ? questionne Guillaume.
- 13 h 30... Histoire géo.
- Oh, purée ! Non ! Comment il m'a gonflé, la dernière fois !
- Hum, prévient Gaëtan.
- Guillaume C., encore une fois, retentit une voix de stentor, tandis que l'intéressé se fige. « Même pas encore vautré sur votre chaise que vous vous faites déjà remarquer. Allez, avancez, avant de prendre la poussière. »
Dans le brouhaha les écoliers s'assoient, sortent leur trousse et affaires. Le professeur rappelle brièvement les grandes lignes de la leçon précédente en interrogeant quelques-uns ; les deux compères sont miraculeusement épargnés. Pour un temps.
« Les Romains avaient développé un système d'acheminement de l'eau extrêmement bien conçu, afin de ravitailler les villes parfois très éloignées. Quelqu'un peut-il me donner un exemple de monument ayant besoin d'eau ? Des fontaines, d'accord... Oui ? Des thermes, très bien ! On pouvait s'y baigner en public, et le maillot de bain n'existait pas à l'époque (il éleva la voix pour inciter au silence, en finissant sa phrase), sans distinction entre riches et pauvres. Cette eau arrivait en ville par des aqueducs, de longues voies d'eau, comme le pont du Gard, aujourd'hui le plus grand pont-aqueduc de l'époque encore sur pied... »
Alors qu'il écrivait Gard au tableau, le professeur fut interrompu par un ricanement rendu sonore par contraste dans le silence soudain.
- Hennissement reconnaissable entre mille. Messire Guillaume le Conquérant, fit-il avec emphase, laissez-moi me saisir de cette occasion pour vous poser une question. Trouvez-moi au moins un mot qui finisse par « duc », comme dans aqueduc.
- Euh...
- Euduc, non. Eunuque, c'est presque bon.
- Moi, M'sieur ! Moi ! Moi ! murmurait en gigotant une gamine, le bras levé.
- J'attends, Guillaume.
- Oléoduc, M'sieur, lâche tout bas la gamine.
- Mademoiselle Morgane, puisque vous semblez aimer les interrogations, je vous en donnerai une toute personnalisée.
Guillaume tente une réponse en baissant la tête et levant timidement les yeux.
- Trouuu...
Dans l'éclat de rire général, le professeur tonne :
- Je n'en attendais pas moins de vous, Monsieur C. Vous m'apporterez votre cahier de vie à la fin de l'heure.
- M'sieur ! se récrie l'élève. C'est pas juste ! Vous m'avez piégé !
samedi 20 septembre 2008
Intermédiaire XIII
Le jeune homme marchait d'un pas résolu et mesuré. Focaliser sur la mécanisation du balancement de ses jambes était le seul moyen d'évacuer les images des derniers instants et de l'inhumation de sa mère. Il n'avait plus aucune attache à Iwakuni, dans la province de Suō ; ce n'est pas pour autant qu'il renierait sa terre.
Le rōnin (1) se rendait à Osaka. L'on pouvait le croire rōnin, malgré le fait qu'il n'eût pas le crâne rasé sur le devant ; un toupet retenait ses cheveux, et une mèche tombait sur son front. L'assurance qu'il dégageait, tout en exsudant son deuil, pouvait être assimilée à de l'orgueil du fait de son jeune âge ; la longue et large épée retenue par une courroie de cuir dans son dos refermaient néanmoins quelques bouches douées en persifflage.
La première école dans laquelle il s'était exercé n'avait guère été conciliante à son égard : le style Tamita se fondait sur le maniement du sabre court ; aussi, quand il s'arma d'un sabre long, par souci de ne point imiter l'enseignement du sensei (2), ce dernier le congédia séance tenante. L'apprenti ne s'en formalisa pas, il eut au contraire la confirmation de la vision bornée des maîtres.
Il avait ensuite cherché Kanemaki Jisai ; avec plaisir sut-il que lui également avait rejeté le style Tamita. Kanemaki Jisai l'accepta, et durant quatre années s'était entraîné sans vouloir un seul instant s'épargner. Quatre années d'intense labeur, quatre années qu'il n'oublierait pas. Mais avant d'achever sa formation, sa mère l'avait rappelé, car elle se mourait.
La fierté maternelle se lisait dans ses yeux ; elle ne pouvait pas se déplacer quand il s'entraînait à terrasser des hirondelles en plein vol et fendre des branches de saule, près du pont Kintai.
Il ne pleura pas, au moment où son dernier souffle fût rendu ; il était un homme qui n'avait pas connu les atermoiements de l'adolescence ; il lui avait semblé qu'un vide venait de naître en son sein, et que l'unique voie pour apaiser ce feu dévorant n'était autre que celle du samouraï. Avant d'expirer, sa mère lui légua l'épée.
Maintenant, Sasaki Kojirō avait trois buts : se mettre au service d'un puissant daimyo (3) qui serait assez intelligent pour comprendre les ambitions du jeune rōnin qu'il recevrait ; créer sa propre école au nom du style qu'il venait d'élaborer, le style Ganryū ; devenir le plus grand samouraï du pays. Sur ce dernier point, rien ni personne ne l'en empêcherait. Mais il doutait qu'il y eût quelqu'un de sa hauteur.
Le rōnin (1) se rendait à Osaka. L'on pouvait le croire rōnin, malgré le fait qu'il n'eût pas le crâne rasé sur le devant ; un toupet retenait ses cheveux, et une mèche tombait sur son front. L'assurance qu'il dégageait, tout en exsudant son deuil, pouvait être assimilée à de l'orgueil du fait de son jeune âge ; la longue et large épée retenue par une courroie de cuir dans son dos refermaient néanmoins quelques bouches douées en persifflage.
La première école dans laquelle il s'était exercé n'avait guère été conciliante à son égard : le style Tamita se fondait sur le maniement du sabre court ; aussi, quand il s'arma d'un sabre long, par souci de ne point imiter l'enseignement du sensei (2), ce dernier le congédia séance tenante. L'apprenti ne s'en formalisa pas, il eut au contraire la confirmation de la vision bornée des maîtres.
Il avait ensuite cherché Kanemaki Jisai ; avec plaisir sut-il que lui également avait rejeté le style Tamita. Kanemaki Jisai l'accepta, et durant quatre années s'était entraîné sans vouloir un seul instant s'épargner. Quatre années d'intense labeur, quatre années qu'il n'oublierait pas. Mais avant d'achever sa formation, sa mère l'avait rappelé, car elle se mourait.
La fierté maternelle se lisait dans ses yeux ; elle ne pouvait pas se déplacer quand il s'entraînait à terrasser des hirondelles en plein vol et fendre des branches de saule, près du pont Kintai.
Il ne pleura pas, au moment où son dernier souffle fût rendu ; il était un homme qui n'avait pas connu les atermoiements de l'adolescence ; il lui avait semblé qu'un vide venait de naître en son sein, et que l'unique voie pour apaiser ce feu dévorant n'était autre que celle du samouraï. Avant d'expirer, sa mère lui légua l'épée.
Maintenant, Sasaki Kojirō avait trois buts : se mettre au service d'un puissant daimyo (3) qui serait assez intelligent pour comprendre les ambitions du jeune rōnin qu'il recevrait ; créer sa propre école au nom du style qu'il venait d'élaborer, le style Ganryū ; devenir le plus grand samouraï du pays. Sur ce dernier point, rien ni personne ne l'en empêcherait. Mais il doutait qu'il y eût quelqu'un de sa hauteur.
1 : samouraï sans maître
2 : maître, professeur
3 : plus puissant gouverneur féodal, du XIIe siècle jusque l'ère Meiji
N.B. : Sasaki Kojirō était un guerrier historique, ayant vécu de 1585 à 1612. Son grand rival, tout aussi réel mais néanmoins légendaire, Miyamoto Musashi, le tua lors d'un duel. Les deux personnages se démarquèrent par leur façon d'utiliser les sabres : Kojirō utilisait une lame de 90 centimètres, exceptionnellement longue, tandis que Musashi se battait avec deux sabres. Kojirō possédait une technique propre appelé Tsubame Gaeshi, soit « imiter le mouvement d'une hirondelle ».
Aujourd'hui, il existe une statue de Sasaki Kojirō à Iwakuni, ainsi qu'un pont construit alors spécialement pour le passage des samouraïs ! Mais il fut bâti en 1674, c'est-à-dire bien après la date supposée de cet Intermédiaire ; autant éviter les anachronismes trop évidents.
Pour plonger au cœur de l'histoire de Miyamoto Musashi et de cette époque japonaise, lire Musashi, en deux parties intitulées La Pierre et le Sabre suivi de La Parfaite Lumière, de Eiji Yoshikawa. C'est cependant une histoire bien plus romancée que ce qu'il s'est vraiment passé, mais ça vaut son pesant de noix de cajou.
Dédicacé à Ronan.
Oui, ce journal électronique recèle de textes qui sont malgré tout ma propriété. Si vous souhaitez en utiliser un, contactez-moi grâce à l'adresse suivante : sacred.fire.blogspot@gmail.com
Merci !
Yohann ©®™☺☼♥♫≈(2003-2009)
Merci !
Yohann ©®™☺☼♥♫≈(2003-2009)