« La loi, dans un grand souci d'égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain. »
La phrase s'étalait en grandes lettres bleues sur fond gris, badigeonnées de toute évidence à l'aide d'un pinceau large, conclue par le nom de son auteur : ANATOLE FRANCE. Le mur suintant et carrelé n'avait pas vraiment entamé la sentence ; soit elle était relativement récente, soit la peinture se cramponnait admirablement.
La réclame stérile surplombait un amas de planches, de bâches et de cartons, le tout plus ou moins ligaturé ; on notait une certaine méticulosité à l'ouvrage ; on devait y prendre soin en dépit des environs répugnants : le fleuve humide et charriant des alluvions urbains ; le tablier du pont, sombre et habité ; le ronflement incessant du trafic autoroutier.
Un homme sortit debout de la masure, ou, plus poétiquement, se détacha de l'ensemble. Vêtu vraisemblablement de ce qu'il avait trouvé et/ou gardé, il s'éloigna en s'étirant, suivi à quelques pas d'un chat au pelage mi-long et noir et blanc. « Le Chat », comme l'appelait son maître (si tant est qu'un chat ait un maître), ne le quittait que rarement.
Le clochard déambula dans la ville toute la journée, le chat près des pieds, l'estomac au niveau des talons, évitant les rues trop bondées ; les gens avaient tendance à flairer une odeur, à ses côtés, et s'écartaient en fronçant le nez, malgré sa volonté d'entretenir une hygiène raisonnable. Le plus lourd sacrifice consenti fut la perte de ses cheveux longs ; dehors, la vermine est impitoyable. Il ne se risquait à la mendicité qu'en cas de carence grave, et cette époque n'était pas encore, heureusement, advenue. Il connaissait un employé travaillant au supermarché tout proche, amitié relique d'un passé englouti. Approvisionné en denrées à la frontière de la péremption, il partagea un bout de son repas avec le Chat, animal de compagnie qui s'exprimait peu.
Son vagabondage l'entraîna ensuite à proximité d'un restaurant d'alimentation rapide. Il éprouva de la peine pour les pinsons gras, les plumes ébouriffées et ternes, malades d'avoir picoré à longueur de temps des frites froides et les sauces grasses. Le Chat marqua sa désapprobation en snobant cette volaille, indigne de son rang de prédateur.
Et tous les soirs, il rejoignait quelques familles regroupées au cœur d'une ruelle entre deux immeubles, et sous les lumières de lampadaires d'une cour adjacente, se livrait à une séance de narration d'histoires pour les enfants. Il n'était pas rare qu'un parent s'appuie sur un mur et se mette à l'écouter ; le Chat s'allongeait à l'écart, indifférent, les yeux mi-clos.
- Oh ! Mais je vois que nous avons un petit nouveau ! dit-il d'une voix claire qui contredisait son apparence. Comment t'appelles-tu ?
- Loïc, répondit timidement, en articulant les syllabes, le garçonnet.
- Les autres, pouvez-vous dire à Loïc quelle histoire nous avons terminée hier soir ?
- L'Odyssééée ! clama en un chœur indistinct le jeune public.
- Et qui a inventé cette histoire ?
- Homèèère !
- L'un d'entre vous peut-il me raconter ce qu'il a retenu ? En gros. Vas-y, Rachida, nous t'écoutons.
- Eh bien, commença la gamine en se levant, y a Ulysse qui fait un long voyage pour revoir sa femme, Pelote...
- Pénélope, rattrapa un garçon assis à côté d'elle.
- Mais, je sais-euh !... Et alors il rencontre pleins de monstres, un cyclope qui a qu'un œil, il est aussi presque transformé en cochon pour être mangé, et quand il rentre chez lui, il se déguise en pauvre, et là, y a son chien très vieux qui le reconnaît avant de mourir, et c'est comme ça qu'il revient sur le trône de Grèce, et qu'il revoit sa femme et son fils.
- C'est très bien. D'accord. Chuchuchut ! Si vous voulez parler de L'Odyssée entre vous, faites-le après, sinon je m'en vais !
Les gamins se chamaillèrent un instant à coup de « Vas-y, tais-toi ! », puis se calmèrent. Sûr d'accaparer l'attention générale, le clochard amorça :
- Ce soir, je vais commencer une histoire qui a pour titre Les Misérables, une très belle histoire qui fut écrite par un homme qui s'appelait Victor Hugo. Cette histoire a eu lieu il y a très longtemps.
Il fit une pause oratoire.
- Un homme marche sur un chemin plein de cailloux. La nuit tombe, le vent souffle et il n'a pas d'abri pour dormir, même pas une niche pour se coucher. Son nom est Jean Valjean ; répétez après moi : Jean, Valjean.
mercredi 26 novembre 2008
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Merci !
Yohann ©®™☺☼♥♫≈(2003-2009)
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