Rendez-vous à Brest ce matin pour transporter à Morlaix les affaires d'un angéiologue. Deux équipages : votre serviteur avec Dédé, et Ced avec Ad. Ad est le fils du patron, un jeune de mon âge, astucieux et décontracté, avec qui il est facile de rire.
« En fait, dit-il soudain alors qu'on charge quelques cartons, en allant chez les docteurs [dans le cadre d'un déménagement], on devient nous-mêmes un peu docteurs puisqu'on trimballe leurs affaires, non ? On s'imprègne un peu de leurs professions, tu vois ? On devient adjoint administratif, boulanger...
— Avocat...
— Banquier...
— Bourgeois...
— Architecte...
— Ouais... Elle est intéressante, ta théorie ! » On se marre.
J'ai saisi pourquoi il était nécessaire d'être quatre pour descendre l'escalier à l'échographe. L'impression que les sangles me soient rentrées dans les chairs s'est aisément ancrée en moi.
À Morlaix, nous nous arrêtons à un café. Une grande télévision diffuse la chaîne Melody. Le clip de Laurent Voulzy sur sa chanson Les Nuits sans Kim Wilde provoque l'hilarité chez Ad et moi, rires qui grossissent à l'apparition d'ordinateurs aux touches lumineuses et grosses comme des morceaux de sucre, et surtout d'un poids-lourd qui affiche un énorme « Rallye ». C'est tellement inattendu qu'on en reste d'abord bouche bée. Les années 80 ont vraiment été indignes.
Les affaires de l'angéiologue livrées, nous nous séparons de Ced et Ad ; nous procédons à la livraison, sans histoires, de meubles chez un particulier, habitant une commune voisine. Nous déjeunons en un quart d'heure, car : « Le patron a dit 14 heures, nous serons à Quimper à 14 heures » ; puis nous roulons vers le sud.
Hiver comme été, la vue au sommet du roc Trédudon demeure saisissante ; c'est l'apanage des plus beaux horizons. Par temps clair, cette route offre un très bel ensemble de paysages : les pierres roussies par le vent et le sel ; les tourbières que l'on sait regorgeantes de trésors biologiques ; les pins tordus aux pieds d'ajoncs et de fougères ; la centrale nucléaire de Brennilis...
Dédé n'en profite pas, il ne se remet pas du score du match de football du dimanche soir.
« 4-3 pour Bordeaux, lui assuré-je. Il y avait pourtant 3-0 pour Monaco.
— Mince alors ! Quand j'ai vu qu'il y avait 2-0 pour Monaco, j'ai arrêté de regarder. 'Toute façon, c'était tout brouillé, j'avais du mal à voir. Et puis j'm'étais endormi à la mi-temps. Mais t'imagines ? J'avais tout bon au loto sportif ! Nancy à Marseille, Rennes, Lyon... Sauf Paris. Incapables de battre Valenciennes ! J'aurais pu gagner 2 000 € ! Là, je vais toucher 92 €... »
Paris est tragique.
La voie express atteinte, ce que je n'avais remarqué qu'inconsciemment sur la façon de conduire de Dédé éclate au grand jour. On peut posséder tous les permis (« Sauf le permis moto. »), cela n'empêche pas de mal conduire. Un amalgame de détails m'a profondément irrité, bien plus que je ne l'aurais cru : tenter d'attraper un téléphone portable sonnant d'une poche intérieure fermée d'un imperméable en cramponnant le volant ; omettre d'enclencher la cinquième, le fourgon mugissant ; coller une voiture sur des kilomètres d'autoroute en pressant la pédale d'accélération pour rester à même distance sans paraître au final vouloir la dépasser, s'illustrant comme indécis et peu engageant ; enclencher le clignotant sur la file de gauche à hauteur du véhicule qu'on a eu le courage de doubler. Et arriver au dépôt à 13 h 30, nous sucrant une demi-heure du déjeuner, m'exaspéra assez pour claquer violemment la porte des toilettes, m'y piégeant pour cinq minutes d'angoisse. J'avais le choix entre un pitoyable appel au secours par l'intermédiaire du portable, ou la douleur aux creux de mes phalanges, déjà meurtries, de la poignée que je devais forcer.
…La douleur, en préférence à une anecdote humiliante qui aurait fait le tour de la boîte, en commençant par « Vous vous rappelez là fois où... » Tenir mon rang pour deux : gardez ça à l'esprit.
Finalement, on ne commença le déménagement qu'à 15 heures.
La dame, à la voix douce, doctoresse en médecine générale, décrochait les tableaux de ses murs : « Ça fait quelque chose, de les [en] enlever... »
En tant que déménageur, il y a un point qu'il faut constamment ne pas oublier : un déménagement est toujours traumatisant. En l'occurrence, les tableaux qu'elle décrochait déshabillaient les murs, les abandonnant aussi nus qu'à leur premier jour. Métaphoriquement, elle lavait le corps avant de le mettre en bière, solennellement, et cet enterrement symbolique d'une partie de sa vie écoulée entre ces murs l'affligeaient tout naturellement. Une part obscure de notre travail consiste à atténuer ces émotions ; elles prennent une tournure différente selon les individus.
La maison de l'Île-Tudy foisonne de livres ; ça me procure son petit effet. Les titres évoquent la psychologie, le yoga, la relaxation, pour ceux dont j'ai pu lire la tranche. D'autres indices sur la profondeur de la personnalité de la doctoresse m'apparaissent ; je vais seulement vous dire que le rebord de la cheminée supportait une Menorah, un Bouddha et un portrait de Jésus.
Miracle ! Mon premier pourboire.
« En fait, dit-il soudain alors qu'on charge quelques cartons, en allant chez les docteurs [dans le cadre d'un déménagement], on devient nous-mêmes un peu docteurs puisqu'on trimballe leurs affaires, non ? On s'imprègne un peu de leurs professions, tu vois ? On devient adjoint administratif, boulanger...
— Avocat...
— Banquier...
— Bourgeois...
— Architecte...
— Ouais... Elle est intéressante, ta théorie ! » On se marre.
J'ai saisi pourquoi il était nécessaire d'être quatre pour descendre l'escalier à l'échographe. L'impression que les sangles me soient rentrées dans les chairs s'est aisément ancrée en moi.
À Morlaix, nous nous arrêtons à un café. Une grande télévision diffuse la chaîne Melody. Le clip de Laurent Voulzy sur sa chanson Les Nuits sans Kim Wilde provoque l'hilarité chez Ad et moi, rires qui grossissent à l'apparition d'ordinateurs aux touches lumineuses et grosses comme des morceaux de sucre, et surtout d'un poids-lourd qui affiche un énorme « Rallye ». C'est tellement inattendu qu'on en reste d'abord bouche bée. Les années 80 ont vraiment été indignes.
Les affaires de l'angéiologue livrées, nous nous séparons de Ced et Ad ; nous procédons à la livraison, sans histoires, de meubles chez un particulier, habitant une commune voisine. Nous déjeunons en un quart d'heure, car : « Le patron a dit 14 heures, nous serons à Quimper à 14 heures » ; puis nous roulons vers le sud.
Hiver comme été, la vue au sommet du roc Trédudon demeure saisissante ; c'est l'apanage des plus beaux horizons. Par temps clair, cette route offre un très bel ensemble de paysages : les pierres roussies par le vent et le sel ; les tourbières que l'on sait regorgeantes de trésors biologiques ; les pins tordus aux pieds d'ajoncs et de fougères ; la centrale nucléaire de Brennilis...
Dédé n'en profite pas, il ne se remet pas du score du match de football du dimanche soir.
« 4-3 pour Bordeaux, lui assuré-je. Il y avait pourtant 3-0 pour Monaco.
— Mince alors ! Quand j'ai vu qu'il y avait 2-0 pour Monaco, j'ai arrêté de regarder. 'Toute façon, c'était tout brouillé, j'avais du mal à voir. Et puis j'm'étais endormi à la mi-temps. Mais t'imagines ? J'avais tout bon au loto sportif ! Nancy à Marseille, Rennes, Lyon... Sauf Paris. Incapables de battre Valenciennes ! J'aurais pu gagner 2 000 € ! Là, je vais toucher 92 €... »
Paris est tragique.
La voie express atteinte, ce que je n'avais remarqué qu'inconsciemment sur la façon de conduire de Dédé éclate au grand jour. On peut posséder tous les permis (« Sauf le permis moto. »), cela n'empêche pas de mal conduire. Un amalgame de détails m'a profondément irrité, bien plus que je ne l'aurais cru : tenter d'attraper un téléphone portable sonnant d'une poche intérieure fermée d'un imperméable en cramponnant le volant ; omettre d'enclencher la cinquième, le fourgon mugissant ; coller une voiture sur des kilomètres d'autoroute en pressant la pédale d'accélération pour rester à même distance sans paraître au final vouloir la dépasser, s'illustrant comme indécis et peu engageant ; enclencher le clignotant sur la file de gauche à hauteur du véhicule qu'on a eu le courage de doubler. Et arriver au dépôt à 13 h 30, nous sucrant une demi-heure du déjeuner, m'exaspéra assez pour claquer violemment la porte des toilettes, m'y piégeant pour cinq minutes d'angoisse. J'avais le choix entre un pitoyable appel au secours par l'intermédiaire du portable, ou la douleur aux creux de mes phalanges, déjà meurtries, de la poignée que je devais forcer.
…La douleur, en préférence à une anecdote humiliante qui aurait fait le tour de la boîte, en commençant par « Vous vous rappelez là fois où... » Tenir mon rang pour deux : gardez ça à l'esprit.
Finalement, on ne commença le déménagement qu'à 15 heures.
La dame, à la voix douce, doctoresse en médecine générale, décrochait les tableaux de ses murs : « Ça fait quelque chose, de les [en] enlever... »
En tant que déménageur, il y a un point qu'il faut constamment ne pas oublier : un déménagement est toujours traumatisant. En l'occurrence, les tableaux qu'elle décrochait déshabillaient les murs, les abandonnant aussi nus qu'à leur premier jour. Métaphoriquement, elle lavait le corps avant de le mettre en bière, solennellement, et cet enterrement symbolique d'une partie de sa vie écoulée entre ces murs l'affligeaient tout naturellement. Une part obscure de notre travail consiste à atténuer ces émotions ; elles prennent une tournure différente selon les individus.
La maison de l'Île-Tudy foisonne de livres ; ça me procure son petit effet. Les titres évoquent la psychologie, le yoga, la relaxation, pour ceux dont j'ai pu lire la tranche. D'autres indices sur la profondeur de la personnalité de la doctoresse m'apparaissent ; je vais seulement vous dire que le rebord de la cheminée supportait une Menorah, un Bouddha et un portrait de Jésus.
Miracle ! Mon premier pourboire.
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