vendredi 15 mai 2009

Déménageurs - Jour #1

Jeudi 18 décembre

Pour quelqu'un qui ne s'est pas levé/qui ne sait pas se lever à 6 h 30 du matin faute de récent travail rémunéré, le réveil est pour le moins pénible : l'entêtante sonnerie électronique du portable qui brise le silence ; la volonté de savourer les derniers instants d'obscurité précédant le viol des nerfs optiques par l'ampoule à consommation basse « Lumière du jour » ; le bœuf musculaire qui s'agite en son palais ; le ramonage systématique de la patate qui me sert de nez ; le douillet oreiller auquel on s'arrache avec regret...
J'ai bénéficié du piston pour obtenir ce travail temporaire. Eh oui. En général, je ne le cautionne pas, mais en ces temps de crise, tout coup de main est plus que bienvenu. Présentement, je n'ai guère le choix ; c'est la loi immuable, imputrescible, immarcescible de la jungle urbaine : travailler, ou végéter.
D'accord, il ne s'agit que de la boîte quimpéroise de déménagement où s'active maman... N'empêche ! Certains en viendraient à me faire des croche-pattes pour chaparder ma nouvelle situation.

Ce que je n'apprécie pas lorsque je débute un nouveau travail, c'est de se faire évaluer dès l'instant où l'on se présente : j'abhorre ce malaise résultant de l'inactivité forcée causée par l'inexpérience et d'autant plus contrastée par les mouvements routiniers des employés de longue date, car c'est une pièce ajoutée au tacite casier professionnel qu'ils se forgent à notre arrivée. Il faut tout apprendre (j'adore apprendre) sans précipitation ; à paraître pour un idiot les bras ballants, je le préfère aux gestes faussement sûrs. Au bout du compte, j'observe.
La situation est encore moins tenable quand ils savent qu'on s'est fait « recommander » par une personne proche : « T'es le fils à Machin ? » ou « Tu lui ressembles ». Et c'est à double tranchant, pour soi et l'individu qui vous y a propulsé ; il faut tenir son rang pour deux.

« Tu pars avec Rodjeur's et Totof à Châteaulin. Y a la Maison de l'agriculture à finir », me dévoile le patron.
J'accepte tout.
Sans regimber.
Ai-je le choix ?

Dans le fourgon, j'ai déposé mon séant sur le siège du milieu. « Privilège du bleu », me fait-on savoir. Les coups brusques donnés au volant, additionnés à la direction assistée, me donnent l'envergure du sort qui m'est réservé.
« Et qu'est-ce que tu fais comme études ? s'enquit Totof.
— Je suis sorti des études.
— Oh ! Je croyais...
— Pas de soucis. En ce moment je tente le possible pour être bibliothécaire ou libraire, tu vois, le genre entouré de livres, en rendant service aux gens. Et en commençant en bas de l'échelle.
— Ça c'est bien. C'est des postes comme ça qu'il faut sauver à tout prix. Tout ce qui est culturel. Parce que ça grandit l'homme. C'est pareil pour l'éducation. J'ai un neveu instit', et il me raconte souvent... »
Totof est une bécasse invétérée ; c'est automatique, un flot de paroles doit être évacué après huit secondes consacrées à la reprise de sa respiration. La plus longue plage de silence que j'ai eu la chance de connaître en sa compagnie n'a pas excédé la minute. Pour sa défense, il dort loin de sa famille en semaine, louant une chambre d'hôtel, car il habite les Côtes d'Armor.
Il fume des cigarillos absolument immondes (du type roulés sous les aisselles), le plus souvent possible, là où il semble également que ce soit interdit de fumer ; « Totof se moque des règlements », me signifiera-t-on plus tard. Le vent de l'insoumission et de la vitre ouverte a rugi à travers moi. Aucune envie d'ouvrir passivement une autoroute sur les parois de mes bronches.
Rodjeur's est davantage intérieur, dirons-nous. Cependant, son comptant de griefs avec les hommes à képi le laisse intarissable : « On paye nos impôts deux fois, avec les poulets ! Leurs salaires, leurs radars et les amendes qu'on se tape ! » Un blanc vindicatif. « Tiens, regarde là-bas. C'est sur ce pont qu'ils ciblent à la jumelle. Et vachement loin ! » Totof embraye, n'y tenant plus. « Tu sais, ils ont une technique de vachard pour te mettre la prune. Le type aux jumelles, il voit la voiture qui roule un peu trop vite, il le dit par radio aux motards qui arrêtent le chauffard. Le truc, c'est que seul le flic aux jumelles peut donner l'amende, mais faudrait qu'il se déplace lui-même. Les motards, théoriquement, peuvent rien faire ! C'est là qu'ils sont pervers, parce que le motard demande : "Vous êtes bien le propriétaire du véhicule qui a le numéro d'immatriculation 1234 ABC 29 ?" Si tu réponds oui, crac ! T'es foutu. Ça marche comme un aveu indirect. » Rodjeur's fulmine d'approbation.

Sur place, Rodjeur's et Totof parcourent les bureaux en partie désertés, à la recherche d'un hypothétique carton renégat, caché dans une encoignure. Puis l'on charge le fourgon ; ils se déplacent tellement vite qu'au bout de dix minutes je sens une moiteur désagréable derrière mes genoux.
Le bâtiment possède un sous-sol aux porte-fenêtres récalcitrantes ; la lumière se fraye malgré tout un chemin par le verre que la crasse fardait. La cuisine est un véritable capharnaüm au doux relent de bouse et aux étagères recouvertes de la preuve génocidaire d'un essaim de minuscules insectes autrefois volants. À mesure de mon exploration, quelques doutes perlèrent sur les notions ici-bas d'hygiène publique.

La Chambre d'agriculture s'installe sur le territoire de Saint-Ségal, au sein d'un bâtiment d'apparence « scolaire », dixit Totof. Il n'a pas franchement tort, car il s'agit d'un centre de formation, où de jeunes gens, futurs exploitants je suppose, viennent acquérir des connaissances essentielles à leurs perspectives d'avenir.
Le monte-meubles est déjà en place, car le déménagement, entamé la veille, a été planifié sur deux jours. Les armoires métalliques se balançant, nues, telles des montagnes de gelée grise, ont représenté un réel défi de la gravité, faisant croire à une permanente dislocation imminente. Nous avons vaincu.

Passé midi, nous retournons à Châteaulin pour embarquer les poubelles. Rodjeur's et Totof m'informent qu'ils ne déjeunent pas (« Une habitude chez eux », apprendrai-je) et qu'ils enchaînent sans pause ; en ce qui me concerne, si je ne m'étais pas balancé un truc dans l'estomac, j'aurais chaviré. J'expédie le repas en dix minutes, instant rendu bref par la culpabilité me rongeant devant les gars continuant de trimer. En mon for intérieur, il n'était pour autant pas question que j'acceptasse et de les voir travailler sans interruption, et de subir une pression involontaire à l'heure du déjeuner.

Les poubelles convenablement ramassées, selon l'ordre des futurs délestages, la fine équipe repart à Saint-Ségal pour des formalités administratives. En chemin, la discussion dérive à nouveau sur la menace à képi ; alors que nous roulons quai Charles de Gaulle, Châteaulin, Totof, me découvrant un intérêt pour le sujet, démarre :
« Ils ont une autre technique pour te foutre une amende. J'vais t'raconter un truc qui m'est arrivé. Je roulais peinard, et je vois les flics dans le rétroviseur, à l'autre bout de cette avenue, qui écrasent le champignon pour me rattraper. J'roulais à 50, hein, centre-ville, tout. Eux ils turbinent à 100 ! Ils m'arrêtent sur le côté, paf. J'ouvre la vitre.
« — Monsieur, vous rouliez à plus de 100 km/h en ville.
« — Hé, que j'lui fais, je vous ai vus accélérer à fond pour m'avoir ; je connais votre truc pour faire croire que j'ai dépassé la vitesse autorisée. On ne me la fait pas.
« Le flic il a rien dit, il m'a laissé partir parce qu'il savait que j'avais raison.
« Tu comprends ? Ils roulaient exprès comme des demeurés pour te coller aux basques et une prune ! Une prune alors que t'étais réglo ! Combien se sont pas faits avoir comme ça ?
— Ouais, approuve Rodjeur's.
— Aujourd'hui, ç'a bien changé, en pire. Dans le temps, y a quoi, trente ans ! ils étaient sympas. Maintenant, ils sont transformés en chiens hargneux, avec leur politique du chiffre.
— T'as plus l'droit d'péter ! surenchérit Rodjeur's.
— Ils sont partout ! Et t'as rien droit de leur dire.
— Tu vas en garde à vue pour une peccadille, ajouté-je.
— Ils ont la loi avec eux, fait Rodjeur's, maussade. »

Le monte-meubles replié et amarré, mes deux compères à la recherche d'un signataire, je me repose seul dans la cabine du fourgon, les hauts-parleurs crachotant une station de radio mal localisée, et laisse mon regard dériver sur un tape-queue tout à sa toilette, un nid-de-poule rempli d'une eau trouble faisant office de baignoire. Quelques élèves marchent à côté qui ne le gênent aucunement. Surgit une jeune femme qui défait sa queue de cheval, tirant parti du rétroviseur gauche du véhicule, délivrant une crinière châtain aux reflets roux qu'elle aère de ses doigts, ignorant que je l'observe, amusé. Prise sur le vif, son joli visage se fend d'un rire lorsqu'elle est rejointe par une amie qui me découvre en disant qu'il y a quelqu'un à l'intérieur ; je lui fais signe de la main qu'elle n'a pas à s'en faire, bien au contraire. J'ai détourné mon attention, mais un « oh ho » me parvient : elle se tient à une porte, la main levée, un sourire et un regard mystérieux que je ne comprends pas tout de suite dirigés vers moi, et, sitôt un signe hésitant de ma main accompli, elle s'engouffre par l'ouverture.
Je médite l'événement en me fixant sur l'impudente baignade du volatile.

La décharge industrielle fait très propre. À première vue.
Après la traditionnelle pesée d'entrée (probablement la seule fois de mon existence où j'atteindrais quatre tonnes et demie), nous accédons à un entrepôt, où trône un concasseur très intimidant. Rodjeur's et Totof m'épargnent la joie de s'éclater à tout balancer par le fourgon ; les poubelles jaillissaient telle la vaisselle par la fenêtre lors d'une rixe.
Si vous oubliez de regarder le sol, en vous contentant d'admirer les monts et vaux d'ordures, alors vous passerez à côté d'un point essentiel d'une décharge : il fourmille littéralement de détails tous plus grumeleux les uns que les autres ! Cette bouillie qui le recouvre est aussi appétissante qu'un pudding mal cuit ; seuls les moineaux qui y vivent à longueur d'année semblent s'être acclimatés à cette pâte alimentaire.
Ont-ils le choix ?

Les armoires métalliques irrécupérables sont réservées à une autre fin. J'insinue par là une autre décharge. Celle-ci est à ciel ouvert, le bac à batteries inclus. Les deux avantages stables du métal sont qu'il ne risque pas de se transformer en pulpe infâme et d'être confronté à une tempête de boules à plumes.
« Au fond à gauche » nous indique-t-on, après analyse de la cargaison. Mes deux collègues souhaitant de nouveau se défouler à grand fracas, j'en profite pour jeter un œil à mes environs immédiats : le sol est enduit d'une substance uniformément marron, d'un luisant inquiétant ; une locomotive agonise, rouillée à petit feu, seule, pas même posée sur des rails ; une broyeuse joue avec des détritus aussi tranquillement et gracieusement qu'un enfant s'émerveillant à planter ses doigts dans le sable sec, qui s'écoule lorsqu'il les en retire. Un camion en provenance de Brest apparaît, klaxonnant pour manifester sa présence ; bientôt toutes les machines en activité répondent à l'appel, usant de ce langage sommaire, créant un orchestre dérisoire.

J'apprends qu'ici, l'on donne de l'argent pour le métal que l'on jette.
« Il n'y a pas si longtemps, me narre Totof, j'avais ramené à peu près une tonne d'aluminium, et la tonne d'aluminium sur les marchés valait alors 1 000 € ! La fille à l'accueil m'avait donné la moitié et l'autre le lendemain. Elle ne s'attendait pas à une telle quantité en une seule fois. Sacré bénéfice ! C'était avant que la crise arrive. »
Cet après-midi-là, notre gain est monté à 13,20 €. Totof accusa le coup, mâchouillant un cigarillo.

Ma première journée s'achève sur une note mousseuse : il fallait laver le fourgon. Je connais dorénavant la sensation que procure la tenue d'un Kärcher© entre les mains, la métaphore en est rendue encore plus révoltante.

2 commentaires:

Gauvain a dit…

très bien, ton texte.
Faudra que tu me présentes la jeune femme châtain aux reflets roux ,-)

Yohann a dit…

Mais je ne l'ai pas moi-même rencontrée !

Oui, ce journal électronique recèle de textes qui sont malgré tout ma propriété. Si vous souhaitez en utiliser un, contactez-moi grâce à l'adresse suivante : sacred.fire.blogspot@gmail.com
Merci !
Yohann ©®™☺☼♥♫≈(2003-2009)