Alors que je m'éloigne de l'hôtel, quelqu'un me hèle :
- Monsieur V. ! Monsieur V. ! Attendez ! Votre courrier !
Le brave s'approche de moi, tout essoufflé, et me tend une liasse d'enveloppes. Je le remercie verbalement et par un billet de cent roupies.
Mon taxi me dépose à Chennai Egmore (1), où m'attend le train en partance pour Râmeshvaram. Il est naturellement bondé ; le trajet verra les wagons débarquer et embarquer une quantité invraisemblable d'individus ; j'ai pu observer les différences comportementales dans les transports en commun entre l'Inde et le Japon, sur la base du nombre tout aussi impressionnant de personnes (quelque sociologue doit s'être penché sur la question) ; impossible d'avoir un wagon réservé aux femmes en Inde, par exemple.
Et j'ai la place et le temps pour décacheter ces lettres reçues in extremis.
« Cher Monsieur V. Anand... » Un courrier de mon banquier ; pas très engageant ; étrange le fait de se voir donner du Cher Monsieur, sitôt un bon pécule placé, après l'anonyme Cher client.
« Mister V. Anand... » Une missive d'un admirateur ; au vu de la pauvreté de son vocabulaire anglais, j'estime qu'il doit être Français ou Étasunien. Il en a oublié son adresse d'expédition.
La suivante m'intéresse davantage lorsque je lis deux kanjis familiers qui retiennent immédiatement mon attention : 囲碁, signifiant « jeu de go ». Absorbé par ma lecture, je ne tarde pas à faire abstraction des cahots du train bringueballant. La lettre est émise sans surprise par la Nihon Ki-In (2).
Je me redresse et m'appuie sur le dossier du banc ; par la fenêtre légèrement opacifiée par la crasse, les paysages défilent ; le soleil illumine les petits lacs et les rizières, les routes que l'on devine poudreuses serpentent avec la vitesse et la perspective.
La Nihon Ki-In a décidé l'organisation d'un tournoi exceptionnel, doté d'un prix tout aussi exceptionnel. Ce prix consiste en un goban en kaya, de bols en acajou, de pierres blanches en marbre blanc du Rajasthan et de pierres noirs en diamants noirs (3) du Brésil. Je n'ai pas pris la peine de jeter un œil à l'estimation de cette œuvre d'art - une fortune indécente, au regard de l'enjeu.
Cinq rencontres entre moi et mon adversaire légendaire, Shotaro Kaneda (4).
Ils souhaitent de manière absolue – c'en est pitoyable – un vainqueur pour nous départager. Cela fait des années que nous ne pouvons, Kaneda et moi-même, ne délivrer que des parties nulles (des jigo, dans le jargon). Il est vrai que nos rencontres se sont espacées, et que chacune d'entre elles revêt dès lors un caractère fort excitant pour les initiés. Un journaliste chinois (oui, chinois !) nous a comparés à Hei-Zi et Bai-Zi, les deux mythiques dragons créateurs du jeu, se livrant la même partie depuis des millénaires, puisque immortels et infiniment patients !
Mais je m'aperçois qu'à rêvasser, je perds la notion du temps ; je ne suis concentré à l'extrême que pendant une partie de go ; nous avons bien avancé, nous sortons de Madurai ; au sud-est, Râmeshvaram, terminus de mon train – en Inde. Je me rends au Sri Lanka ; chez moi.
Je suis né à Ratnapura, la Cité des Gemmes ; mon père était un marchand de poids et très reconnu de ce commerce juteux ; par ailleurs il est probable qu'il ait eu affaire avec des traders plus que louches, et je n'ai nullement cherché à l'exonérer de ces erreurs. Comparativement à des centaines de milliers de mes compatriotes, je n'ai donc pas eu à me plaindre de ma jeunesse. Jours bénis que ceux passés à folâtrer en vue du Samanalakanda, où ma famille, à Maskeliya (5), possédait une maison de villégiature.
En grandissant, mon père ne voulut pas que je rentre dans son circuit ; j'étais pourtant l'aîné des neuf frères et sœurs. Me protéger contre son gagne-pain peu recommandable n'empêcha pas de faire la connaissance de quelques-uns de ses « collègues », des Thaïlandais, qui s'adonnaient, entre autres activités dont j'ignorais heureusement l'existence, au Mahjong (6). Un jour que je les voyais s'enthousiasmer sur une partie, l'un des observateurs avec qui j'avais sympathisé, percevant mon intérêt pour leurs exclamations magiques à mes oreilles (« Chow ! » « Pung ! ») m'entraîna à part afin de m'initier à un jeu, que dis-je, « un art » qui requérait, soi-disant, « davantage de qualités stratégiques que le meilleur joueur d'échecs du monde » n'en possédât. Pas moins ! La curiosité surpassant ma méfiance, je ne le regrettais aucunement ; ce n'est qu'après-coup que je sus qu'il m'avait offert un des plus grands moments de ma vie. Il découvrit d'une étoffe un goban ; patiemment, il m'expliqua les règles ; nous commençâmes bien évidemment en 9x9 (7).
Totalement obsédé par ce jeu, je fus pour un mois à assimiler les subtilités du go ; subtilités qui, à mon grand plaisir, en appelèrent d'autres. La philosophie du go m'imprégnait lentement, sûrement ; le groupe de Thaïlandais n'étanchait plus ma soif de victimes ; mon initiateur contacta un gros bonnet japonais à Colombo, que je battais de nombreuses fois. Anéanti par mes facultés stratégiques, il prit rendez-vous avec mes parents ; ce qu'il leur expliqua les dépassa : il souhaitait ardemment m'aider à devenir un insei (8) à Tōkyō, pour une période d'une année ! Avoir la chance d'étudier à l'étranger convainquit finalement mes parents.
Une année au Japon ! Je découvris qu'il y existait une ligue professionnelle, de même qu'en Chine et en Corée. Rares étaient les insei en-dehors de ces trois pays ; c'est toujours le cas, présentement. A vrai dire, je n'avais rien à perdre. La Nihon Ki-In, sondant un potentiel que malgré ma modestie je dois qualifier de remarquable, voulut me conserver. Je m'y procurais une réputation de jeune fou, d'« exotique » ; à l'époque, je désirais très certainement secouer les piliers en vigueur ! Je ne me suis pas trop mal débrouillé, tout compte fait.
Car je m'y plus tellement, que je ne ressentais pas réellement le besoin de rentrer à Ratnapura ; la deuxième raison étant ma peur chronique de voyager en avion – je ne l'expérimentais qu'à l'aller ! Pour retourner au pays, je prenais une fois l'an, pour un bon mois de vacances, les moyens délivrés par la navigation maritime.
Après un tournoi remporté de haute volée, je devenais enfin professionnel. Et ma carrière put dorénavant décoller. Je me confrontais à la mine désabusée des autres joueurs qui, condescendants vis-à-vis des amateurs nouvellement montés en catégorie supérieure, ne s'en préoccupaient guère. Mais le respect vint rapidement, ou du moins une forme de sérieux à mon encontre, lorsque je remportais le titre Hon'inbō (9). Vous ne pouvez vous figurer le coup de tonnerre que cela représentât pour ce pays. Quoi, un gaikokujin (10) ! Gagner le Hon'inbō ! Certains crurent ma victoire acquise par « la déstabilisation » que la couleur de ma peau pouvait avoir entraîné chez mes adversaires !
Je ne me suis pas arrêté à ce titre-là, vous comprenez bien. Et les voix disgracieuses émirent moins d'objections. C'est une longue histoire, qui m'ennuie quelque peu.
Je marche sur le quai et sort de la gare de Râmeshvaram. Les embruns caressent mes joues, le sel mes papilles gustatives. Je ne pleurais jamais après une défaite. De nombreux taxis sont là, à nous attendre, voyageurs. Leurs petites affaires demeureront profitables jusqu'à ce que quelqu'un de haut placé veuille ordonner la rénovation de la voie ferroviaire (11), jusqu'à Dhanushkodi. Ensuite, le ferry...
J'avais rencontré Kaneda par des amis communs ; plus vous rencontrez de joueurs, plus vous apprenez, tel est mon credo. Nous ne sûmes jamais qui avait demandé à jouer sans komi (12) (un avantage sur le goban que nous déclarons déloyal : y a-t-il compensation pour le joueur noir, aux échecs ?), comme cela se fit pendant des siècles, mais en alternant noir et blanc, nos parties se dénouaient systématiquement par un match nul. Nos rencontres acquièrent une certaine renommée, tandis que nous développions des stratégies de plus en plus agressives, l'un contre l'autre, avec un acharnement démesuré ; aucune solution possible, nous nous annihilions mutuellement.
La renommée se mua en une passion muette toute japonaise pour nos neutralisations respectives. Or, cerise sur le riz au lait, nous nous étions jurés que nos parties, lors des compétitions officielles, ne vaudraient rien, à nos yeux, car entachées du komi. Nous ne nous affrontâmes jamais en compétition officielle, nous n'en eûmes pas le temps : le hasard permit de nous éviter le temps que Kaneda retourne dans son pays d'origine. Immigré coréen de troisième génération, il intégra la Hanguk Kiwon (13). Les années aidant, nos matchs nuls devinrent fameux des deux côtés de la mer du Japon, ainsi qu'au sein du microcosme mondial du go. Un tel degré d'irréalité fut atteint que, vous le constatez, la Nihon Ki-In s'empresse de vouloir consacrer un vainqueur, histoire de désamorcer ce nœud parasite.
Des vagues s'écrasent contre la coque du ferry ; cette traversée est le moment le plus magique de mon retour, parce que nous frôlons le Ram Situ, le Pont de Rāma, cette chaîne de bancs de sable, cordon reliant symboliquement l'Inde et le Sri Lanka. J'ai un frisson toutes les fois que je le vois. Le Rāmāyaṇa (14) est une histoire que ma mère me racontait au lit, et maintenant, à l'aube de mes soixante-six ans, cela me manque terriblement. L'eau qui balance le bateau me berce intérieurement ; les rayons solaires réchauffent ma peau, bien lisse pour mon âge ; au fond de moi, je suis encore un petit garçon, et j'en mesure aujourd'hui la valeur, à l'aune de notre époque.
J'accepterai ce tournoi.
Mais pas pour la récompense, non, uniquement pour revoir mon vieil ami.
1 : Chennai (anciennement appelé Madras) est la capitale de l'État du Tamil Nadu, en Inde du sud. Chennai Egmore est une des deux gares de la ville ; celle-ci pourvoie les gares du territoire du Tamil Nadu, et la gare de Chennai Central est à vocation nationale, ayant des lignes pour Delhi, Calcutta, Bombay, Bangalore...
2 : la Nihon Ki-In est également connue sous le nom d'Association japonaise de go ; c'est la principale organisation de go du pays. Elle donne les dan (rang) et des diplômes aux amateurs et supervise le monde professionnel. L'autre principale organisation japonaise est la Kansai Ki-In (qui faisait partie intégrante auparavant de la Nihon Ki-In).
3 : un goban est le meuble où se jouent les parties de go. C'est bien plus qu'un simple plateau, c'est une table. Le tablier de jeu est un dallage de 18 carrés (quoique pas tout à fait, il y a une différence de l'ordre du millimètre selon le côté) sur 18, ou 19 lignes sur 19. Le kaya est le bois symbolique que les Japonais affectionnent particulièrement pour la confection des goban, bois très onéreux. Les bols servent bien sûr à conserver les pierres. Les diamants noirs sont d'autant plus rares qu'ils sont pour l'immense majorité de ceux trouvés d'origine extraterrestre !
4 : clin d'œil à un personnage principal du manga Akira.
5 : le Samanalakanda ou Sri Pada en singhalais, ou Pic d'Adam, est une montagne culminant à 2243 mètres d'altitude (mais n'est pas le point culminant du Sri Lanka), et est sacrée pour de nombreuses religions. Samanalakanda signifie la « montagne aux papillons ». Maskeliya est la ville qui se situe aux pieds de ce mont.
6 : fameux jeu chinois, qui se pratique avec des dominos plus élaborés.
7 : les pierres du go se placent sur les entrecroisements des lignes. Sur certains d'entre eux, on retrouve des points noirs. Ces points noirs permettent aux joueurs débutants de s'entraîner sur des territoires de jeu plus petits, et ainsi effectuer des parties plus rapides. 9x9 et 13x13 sont également des territoires utilisés pour des compétitions officielles, en partie rapide. Les parties principales se jouent donc en 19x19.
8 : insei est le nom que l'on donne officiellement aux joueurs de go souhaitant devenir professionnels.
9 : une (sinon la) des sept plus lucratives compétitions officielles, doté d'un fort prestige.
10 : signifie littéralement « personne d'un pays extérieur », c'est-à-dire de tout pays hormis le Japon ; à ne pas confondre avec gaijin, « personne de l'extérieur », qui désigne plus particulièrement les Blancs, et connoté péjorativement.
11 : détruite par un cyclone ; en 1965 !
12 : le komi est la compensation du handicap de commencer avec les pierres noirs. Il permet de départager lors de matchs nuls, puisque quel que soit sa valeur, qui diverge selon les pays, on lui attribue un demi-point en plus, demi-point impossible à obtenir au cours d'une partie.
13 : nom de la ligue professionnelle coréenne de go.
14 : le Pont de Rāma doit son nom au récit du Rāmāyaṇa, grand texte indien. En effet, le héros, qui doit délivrer sa femme enlevée par un démon, demande l'aide du dieu singe pour qu'il appelle ses semblables afin de concevoir un pont reliant l'Inde au Sri Lanka, à l'aide de cette même population simiesque !
mercredi 29 octobre 2008
samedi 25 octobre 2008
Intermédiaire XXIII
L'étudiant ouvrit des paupières pesantes et scotchées par des croûtes, une nausée jouant au chat et à la souris dans son estomac. Au petit déjeuner, il avala quelque chose pour avaler quelque chose. La veille avait été laborieuse, eh bien cette journée s'annonçait pénible.
Il referma la lourde porte en acier derrière lui, renvoyant un écho métallique assourdissant dans son crâne et le couloir en béton de son immeuble. En se retournant, il manqua entrer en collision avec la volumineuse poubelle vouée au recyclage du plastique. Bien que nageant dans le brouillard il était tarabusté par un point précis, ses lèvres remuant constamment.
« Je vous présente un conte islandais intitulé "Vilfrídur plus-belle-que-Vala", texte que l'on retrouve dans le recueil "Contes d'Islande - Lineik et Laufey", édité à l'Ecole des Loisirs. L'homme qui a retranscrit ces histoires de tradition orale, à l'origine, s'appelait Jón Árnason ; lui-même Islandais, vivant au XIXe siècle... »
Totalement obnubilé par l'exposé qu'il devait rendre en fin de matinée, sans support écrit, en tenant dix minutes montre en main : voilà ce qu'il était. Le matériau sur lequel il avait travaillé était génial, ce qu'il avait produit était bon, pertinent par moments ; il se répétait cette litanie afin d'essayer de conserver sa confiance.
« Ça va être une catastrophe. Ç'a à beau être un oral blanc, tu vas te planter, un vrai festival de boulettes ! »
Cette humeur conquérante en tête, il fut distrait par une plaque gravée dans la pierre, fournissant le nom du pont enjambant la Seine que son trajet lui faisait prendre matin et soir.
« Jeanne d'Arc, j'aurais expressément besoin d'un miracle... »
Mais, non croyant, il ne comptait sur aucune aide providentielle.
« Comme c'est une Blanche-Neige islandaise, je crois qu'il serait judicieux d'évoquer celle que j'ai trouvée dans un recueil de contes africains, pour appuyer davantage sur la mondialisation... non, pas ce terme, galvaudé. Disons, universalité. Universalité de la structure de ce conte. »
Un caquètement le sortit de sa réflexion ; les colverts barbotaient dans le fleuve. Une image fugitive déboula dans sa mémoire : les crises d'angoisse du personnage principal d'une série télévisée, récemment empruntée à l'Astrolabe, impuissant devant le départ de sa piscine des canetons assez grands pour la migration. Il se boucha les oreilles.
« J'en ai marre d'être étudiant ! Vivement que ça cesse ! »
Il referma la lourde porte en acier derrière lui, renvoyant un écho métallique assourdissant dans son crâne et le couloir en béton de son immeuble. En se retournant, il manqua entrer en collision avec la volumineuse poubelle vouée au recyclage du plastique. Bien que nageant dans le brouillard il était tarabusté par un point précis, ses lèvres remuant constamment.
« Je vous présente un conte islandais intitulé "Vilfrídur plus-belle-que-Vala", texte que l'on retrouve dans le recueil "Contes d'Islande - Lineik et Laufey", édité à l'Ecole des Loisirs. L'homme qui a retranscrit ces histoires de tradition orale, à l'origine, s'appelait Jón Árnason ; lui-même Islandais, vivant au XIXe siècle... »
Totalement obnubilé par l'exposé qu'il devait rendre en fin de matinée, sans support écrit, en tenant dix minutes montre en main : voilà ce qu'il était. Le matériau sur lequel il avait travaillé était génial, ce qu'il avait produit était bon, pertinent par moments ; il se répétait cette litanie afin d'essayer de conserver sa confiance.
« Ça va être une catastrophe. Ç'a à beau être un oral blanc, tu vas te planter, un vrai festival de boulettes ! »
Cette humeur conquérante en tête, il fut distrait par une plaque gravée dans la pierre, fournissant le nom du pont enjambant la Seine que son trajet lui faisait prendre matin et soir.
« Jeanne d'Arc, j'aurais expressément besoin d'un miracle... »
Mais, non croyant, il ne comptait sur aucune aide providentielle.
« Comme c'est une Blanche-Neige islandaise, je crois qu'il serait judicieux d'évoquer celle que j'ai trouvée dans un recueil de contes africains, pour appuyer davantage sur la mondialisation... non, pas ce terme, galvaudé. Disons, universalité. Universalité de la structure de ce conte. »
Un caquètement le sortit de sa réflexion ; les colverts barbotaient dans le fleuve. Une image fugitive déboula dans sa mémoire : les crises d'angoisse du personnage principal d'une série télévisée, récemment empruntée à l'Astrolabe, impuissant devant le départ de sa piscine des canetons assez grands pour la migration. Il se boucha les oreilles.
« J'en ai marre d'être étudiant ! Vivement que ça cesse ! »
mercredi 22 octobre 2008
Intermédiaire XXII
- Votre père, lors de cet accident, a gravement été touché.
La jeune fille ne cille pas.
- ...Je vous montre ce que le scanner cérébral nous a fournis comme informations.
La doctoresse plaque la radio sur le moniteur.
- Regardez cette zone. C'est ce que l'on appelle le Pont de Varole. Il est un relais primordial du système nerveux central. Il intervient en ce qui concerne la motricité et les fonctions autonomes. En clair, dans peu de temps, votre père ne pourra plus assurer les battements de son cœur, ne pourra plus respirer par lui-même, son transit intestinal s'arrêtera, de même que la pression artérielle...
- Assez ! Elle avait serré les poings et fermé les yeux au cours de la glauque énumération, écrasant une larme qui dévale une joue. « Il est condamné à courte échéance...
- Miss Seinfeld, je ne peux pas le réveiller pour vous permettre de lui dire au revoir. J'en ai le pouvoir, certes, mais la douleur serait par trop intolérable pour lui.
- Ça ira. Merci, docteur Cambronne. »
La doctoresse partie sans un mot, la jeune femme s'approche du lit, les yeux embrumés. Puis elle s'assoit.
- Salut papa.
Le bruit caractéristique des machines hospitalières seul crevait, régulièrement, le silence.
- Tu te souviens quand je courais sur la plage à la poursuite des mouettes ? Tu rigolais toujours à me voir rentrer bredouille de ma chasse, et tu me disais qu'il aurait fallu m'accrocher des ailes pour que j'eus une chance ! Des ailes !...
Pas un son, hormis l'appareil respiratoire et l'électrocardiographe.
- Aujourd'hui, c'est ton âme que je ne peux pas rattraper. (Ses lèvres commencent indistinctement à trembler.) Je ne peux pas la rattraper et la ramener ici-bas. Alors... alors je dois te laisser t'en aller. Je t'aime, papa. Peu importe ce qu'il se passera, je ne peux pas supporter te voir lentement mourir. Ces gens qui empêchent la légalité de l'euthanasie sont totalement dénués d'humanité, ce sont des monstres d'égoïsme ; ils verront ce que cela fait, quand leur tour viendra. Comment pourraient-ils, comment peuvent-ils vivre ce passage sans rien ressentir ? (Elle pleure à chaudes larmes, ses sanglots couvrent un moment les bruits nosocomiaux.) Je t'aime, papa. Je sais que tu aurais fait la même chose pour moi, si j'avais été dans ton cas. Je sais que tu ne m'en voudras pas.
Elle se penche lentement sur le corps étendu, encore chaud, et l'embrasse tendrement sur le front d'un baiser au goût lacrymal. Elle se redresse, digne.
Une voix rugit :
- Coupez ! On la garde !
La jeune fille ne cille pas.
- ...Je vous montre ce que le scanner cérébral nous a fournis comme informations.
La doctoresse plaque la radio sur le moniteur.
- Regardez cette zone. C'est ce que l'on appelle le Pont de Varole. Il est un relais primordial du système nerveux central. Il intervient en ce qui concerne la motricité et les fonctions autonomes. En clair, dans peu de temps, votre père ne pourra plus assurer les battements de son cœur, ne pourra plus respirer par lui-même, son transit intestinal s'arrêtera, de même que la pression artérielle...
- Assez ! Elle avait serré les poings et fermé les yeux au cours de la glauque énumération, écrasant une larme qui dévale une joue. « Il est condamné à courte échéance...
- Miss Seinfeld, je ne peux pas le réveiller pour vous permettre de lui dire au revoir. J'en ai le pouvoir, certes, mais la douleur serait par trop intolérable pour lui.
- Ça ira. Merci, docteur Cambronne. »
La doctoresse partie sans un mot, la jeune femme s'approche du lit, les yeux embrumés. Puis elle s'assoit.
- Salut papa.
Le bruit caractéristique des machines hospitalières seul crevait, régulièrement, le silence.
- Tu te souviens quand je courais sur la plage à la poursuite des mouettes ? Tu rigolais toujours à me voir rentrer bredouille de ma chasse, et tu me disais qu'il aurait fallu m'accrocher des ailes pour que j'eus une chance ! Des ailes !...
Pas un son, hormis l'appareil respiratoire et l'électrocardiographe.
- Aujourd'hui, c'est ton âme que je ne peux pas rattraper. (Ses lèvres commencent indistinctement à trembler.) Je ne peux pas la rattraper et la ramener ici-bas. Alors... alors je dois te laisser t'en aller. Je t'aime, papa. Peu importe ce qu'il se passera, je ne peux pas supporter te voir lentement mourir. Ces gens qui empêchent la légalité de l'euthanasie sont totalement dénués d'humanité, ce sont des monstres d'égoïsme ; ils verront ce que cela fait, quand leur tour viendra. Comment pourraient-ils, comment peuvent-ils vivre ce passage sans rien ressentir ? (Elle pleure à chaudes larmes, ses sanglots couvrent un moment les bruits nosocomiaux.) Je t'aime, papa. Je sais que tu aurais fait la même chose pour moi, si j'avais été dans ton cas. Je sais que tu ne m'en voudras pas.
Elle se penche lentement sur le corps étendu, encore chaud, et l'embrasse tendrement sur le front d'un baiser au goût lacrymal. Elle se redresse, digne.
Une voix rugit :
- Coupez ! On la garde !
samedi 18 octobre 2008
Intermédiaire XXI
Noémie, fillette Noire de dix ans, se bouchait les oreilles, sur le pas de la bicoque en bois, pour n'entendre aucun mot du vif échange de ses parents.
- Tu m'écoutes, bon Dieu de merde ? Je veux ces trois mois de pension alimentaire dans une semaine ! Dernier délai !
- Je t'interdis de blasphémer au sein de ma demeure, brebis égarée !
- C'est ça, oui, balance-moi tes prêchi-prêcha ! Tu me files les thunes, sinon je te fais repasser en jugement et tu ne verras plus ta fille ! Une semaine ! Sept jours !
La porte grillagée claqua sèchement. En lui touchant l'épaule, la mère, comme si de rien n'était, dit :
- Noémie, grimpe en voiture. Dépêche-toi.
Dans le véhicule qui s'éloignait de Goodbee, sur Turnpike Road, le bruit du moteur se substituait à tout dialogue. La végétation alourdie du bord de la route s'inscrivait en une bouillie verte sur la rétine de la jeune fille, qui ne s'attachait à aucun point fixe. Puis, circulant sur la Republic of West Florida Parkway (1), la mère la questionna, neutre :
- Tu me fais la gueule ?
Noémie ne répondit pas.
- C'est ton droit. Mais sache que ton père, aussi gentil paraît-il, a été jugé, et ce jugement lui ordonne de me verser...
- Papa n'est pas une pompe à fric ! éclata soudain Noémie, en obstruant de nouveau ses oreilles, et montra son dos en fermant les yeux. Sa mère ne la toucha pas.
A l'intérieur du vase clos, ses sens s'adaptèrent ; les vibrations des pneus lui indiquèrent que l'on s'engageait sur le Lake Pontchartrain Causeway ; elle en avait pris connaissance consciemment car à l'aller, cela signifiait le début de la traversée pour rejoindre son papa. Mais au retour... cela s'apparentait à une lente agonie, le repère lui démolissant le cœur, La Nouvelle-Orléans lui apparaissant plus sombre que jamais.
Elle rouvrit les paupières ; le lac éclatait au soleil, qui voyageait au-dessus de nuages petits et boutonneux ; sur sa droite, un bedonnant pélican à la poche gonflée battait lourdement des ailes. Fascinée par ce bec, Noémie resta aussi longtemps qu'elle put le regarder à s'en ébahir.
Ayant tout de même un peu mal aux conduits auditifs, elle enleva précautionneusement ses doigts, et se recroquevilla dans le fauteuil. Sa mère avait allumé la radio ; les hauts-parleurs crachotèrent des paroles.
« ...est entré dans le Golfe du Mexique. Selon les dernières estimations, Katrina garde sa trajectoire sud-ouest-ouest, vers la région du Yucatán... (2) »
1 : pour l'anecdote, a été fondée une République de Floride-Occidentale le 23 septembre 1810, pendant 34 jours ! Le gouvernement américain l'annexa de force.
2 : le Yucatán est un Etat du Mexique, c'est la péninsule qui se trouve à l'extrême nord-est du pays. Utiliser le Yucatán ajoute à la dramatisation du texte puisque l'on croit que Katrina va s'y diriger, évitant la Louisiane. De même, le prénom Noémie contient Noé (prénom choisi par pur hasard, mais qui tombe bien !), et Noé implique la catastrophe biblique diluvienne que l'on sait.
- Tu m'écoutes, bon Dieu de merde ? Je veux ces trois mois de pension alimentaire dans une semaine ! Dernier délai !
- Je t'interdis de blasphémer au sein de ma demeure, brebis égarée !
- C'est ça, oui, balance-moi tes prêchi-prêcha ! Tu me files les thunes, sinon je te fais repasser en jugement et tu ne verras plus ta fille ! Une semaine ! Sept jours !
La porte grillagée claqua sèchement. En lui touchant l'épaule, la mère, comme si de rien n'était, dit :
- Noémie, grimpe en voiture. Dépêche-toi.
Dans le véhicule qui s'éloignait de Goodbee, sur Turnpike Road, le bruit du moteur se substituait à tout dialogue. La végétation alourdie du bord de la route s'inscrivait en une bouillie verte sur la rétine de la jeune fille, qui ne s'attachait à aucun point fixe. Puis, circulant sur la Republic of West Florida Parkway (1), la mère la questionna, neutre :
- Tu me fais la gueule ?
Noémie ne répondit pas.
- C'est ton droit. Mais sache que ton père, aussi gentil paraît-il, a été jugé, et ce jugement lui ordonne de me verser...
- Papa n'est pas une pompe à fric ! éclata soudain Noémie, en obstruant de nouveau ses oreilles, et montra son dos en fermant les yeux. Sa mère ne la toucha pas.
A l'intérieur du vase clos, ses sens s'adaptèrent ; les vibrations des pneus lui indiquèrent que l'on s'engageait sur le Lake Pontchartrain Causeway ; elle en avait pris connaissance consciemment car à l'aller, cela signifiait le début de la traversée pour rejoindre son papa. Mais au retour... cela s'apparentait à une lente agonie, le repère lui démolissant le cœur, La Nouvelle-Orléans lui apparaissant plus sombre que jamais.
Elle rouvrit les paupières ; le lac éclatait au soleil, qui voyageait au-dessus de nuages petits et boutonneux ; sur sa droite, un bedonnant pélican à la poche gonflée battait lourdement des ailes. Fascinée par ce bec, Noémie resta aussi longtemps qu'elle put le regarder à s'en ébahir.
Ayant tout de même un peu mal aux conduits auditifs, elle enleva précautionneusement ses doigts, et se recroquevilla dans le fauteuil. Sa mère avait allumé la radio ; les hauts-parleurs crachotèrent des paroles.
« ...est entré dans le Golfe du Mexique. Selon les dernières estimations, Katrina garde sa trajectoire sud-ouest-ouest, vers la région du Yucatán... (2) »
1 : pour l'anecdote, a été fondée une République de Floride-Occidentale le 23 septembre 1810, pendant 34 jours ! Le gouvernement américain l'annexa de force.
2 : le Yucatán est un Etat du Mexique, c'est la péninsule qui se trouve à l'extrême nord-est du pays. Utiliser le Yucatán ajoute à la dramatisation du texte puisque l'on croit que Katrina va s'y diriger, évitant la Louisiane. De même, le prénom Noémie contient Noé (prénom choisi par pur hasard, mais qui tombe bien !), et Noé implique la catastrophe biblique diluvienne que l'on sait.
mercredi 15 octobre 2008
Intermédiaire XX
Le Cheval du Vent (1) de Galsan s'était retiré parmi les étoiles.
Galsan avait rendu son dernier souffle au matin, l'aurore assombrissant les versants couchants des monts de l'est, la lune croissante évanescente d'une beauté sublime dans ce ciel bleu-gris, Tenger (2) clignotant.
Le dernier lien qui l'unissant encore au monde terrestre venait de s'éteindre, et la vieille femme aux traits marqués, au visage buriné par le sel n'en menait pas large. Galsan représentait l'ultime ami issu de la même génération qu'elle, et sans famille, sans personne pour l'écouter et à qui transmettre ou partager, un univers disparaîtrait, lequel aurait pu profiter aux générations suivantes.
Elle se déplaçait à dos de mule, davantage commode que la marche, malgré son âge, pour retourner à Ulaangom (3) ; la bête avait servi à Galsan. Ce dernier habitait Torgalyg, village situé à l'extrémité méridionale de la république de Tannou-Touva (4). Pressentant sa fin approcher, il l'avait contactée, désirant un départ comme il se devait. Elle contourna le lac Upsa-Khol (5), remonta la rivière froide et profonde qui s'écoulait au sud de Saryg-Alak (6), et retrouva Galsan. Il était à l'article de la mort, mais il avait résisté, l'attendant calmement, sereinement.
Elle empruntait une modeste passerelle de bois quand elle fondit brusquement en larmes. Le soleil haut, Upsa-Khol scintillait des kilomètres plus loin. Des sommets dentelés et crevassés de l'Altaï en soutien, la vieille sanglotait en hoquetant ; peut-être avait-elle oublié ce que c'était, de vivre des pleurs.
Il n'y avait plus rien pour elle, aujourd'hui. Le néant envahissait son cœur, car le mince rempart venait de s'écouler en poussière. Elle voulait réagir, mais comment ? A quoi s'accrocher ? A qui ? Les traditions, les rituels, tout cela était soudain annihilé et ne servait à rien. Les quelques larmes qui s'écroulèrent séchèrent ; la mule, patiente, paissait.
Selon son jugement, il n'existait désormais qu'une issue. Personne ne souhaitait l'entendre ; l'écouter, oui. Mais apprendre ? Elle effectua un revers de la main dans le vide.
Son dernier voyage. Elle descendrait à Ulaangom, se procurerait une petite yourte – de bons tanneurs vivaient encore – et s'enfoncerait dans les montagnes, à l'ouest, loin de la ville, des rats, des vendeurs de cannabis, des abominations de l'ère moderne.
Elle s'en irait à l'ouest, et s'y évanouirait.
1 : allégorie de l'âme humaine dans la religion chamanique de l'Asie centrale.
2 : Tenger, ou Tengri, est le dieu suprême de la religion tengriste, le dieu du Ciel, qui s'oppose à la Terre-mère nommée Eje. Cette religion s'étend sur une grande partie de l'Asie centrale, tant historique que géographique. La signification de Tenger diffère selon les Chinois, les Mongols ou les Turcs, cependant, quelques dénominateurs communs existent, comme l'Arbre-Monde (différent d'Yggdrasil, lire l'Intermédiaire VII), les quatre directions (Nord, Sud...) ainsi que le soleil.
J'ai trouvé plus commode de l'imaginer en étoile, pour une résonance avec l'âme de Galsan.
3 : Ulaangom est le nom de la capitale de la province de Uvs, en Mongolie.
4 : la République de Tannou-Touva fait partie intégrante de la fédération russe.
5 : Upsa-Khol en touva, ou Uvs-Nuur en mongol, autrement dit le lac d'Uvs, est un lac faisant partie du patrimoine mondial de l'UNESCO. Etendu sur 70 000 km2, Upsa-Khol est l'un des lacs les mieux préservés des steppes et plus généralement de l'Eurasie. Il a la particularité d'être salé. Une toute petite partie du lac se situe en Russie.
6 : village localisé en Tannou-Touva, une dizaine de kilomètres à l'ouest de Torgalyg.
Galsan avait rendu son dernier souffle au matin, l'aurore assombrissant les versants couchants des monts de l'est, la lune croissante évanescente d'une beauté sublime dans ce ciel bleu-gris, Tenger (2) clignotant.
Le dernier lien qui l'unissant encore au monde terrestre venait de s'éteindre, et la vieille femme aux traits marqués, au visage buriné par le sel n'en menait pas large. Galsan représentait l'ultime ami issu de la même génération qu'elle, et sans famille, sans personne pour l'écouter et à qui transmettre ou partager, un univers disparaîtrait, lequel aurait pu profiter aux générations suivantes.
Elle se déplaçait à dos de mule, davantage commode que la marche, malgré son âge, pour retourner à Ulaangom (3) ; la bête avait servi à Galsan. Ce dernier habitait Torgalyg, village situé à l'extrémité méridionale de la république de Tannou-Touva (4). Pressentant sa fin approcher, il l'avait contactée, désirant un départ comme il se devait. Elle contourna le lac Upsa-Khol (5), remonta la rivière froide et profonde qui s'écoulait au sud de Saryg-Alak (6), et retrouva Galsan. Il était à l'article de la mort, mais il avait résisté, l'attendant calmement, sereinement.
Elle empruntait une modeste passerelle de bois quand elle fondit brusquement en larmes. Le soleil haut, Upsa-Khol scintillait des kilomètres plus loin. Des sommets dentelés et crevassés de l'Altaï en soutien, la vieille sanglotait en hoquetant ; peut-être avait-elle oublié ce que c'était, de vivre des pleurs.
Il n'y avait plus rien pour elle, aujourd'hui. Le néant envahissait son cœur, car le mince rempart venait de s'écouler en poussière. Elle voulait réagir, mais comment ? A quoi s'accrocher ? A qui ? Les traditions, les rituels, tout cela était soudain annihilé et ne servait à rien. Les quelques larmes qui s'écroulèrent séchèrent ; la mule, patiente, paissait.
Selon son jugement, il n'existait désormais qu'une issue. Personne ne souhaitait l'entendre ; l'écouter, oui. Mais apprendre ? Elle effectua un revers de la main dans le vide.
Son dernier voyage. Elle descendrait à Ulaangom, se procurerait une petite yourte – de bons tanneurs vivaient encore – et s'enfoncerait dans les montagnes, à l'ouest, loin de la ville, des rats, des vendeurs de cannabis, des abominations de l'ère moderne.
Elle s'en irait à l'ouest, et s'y évanouirait.
1 : allégorie de l'âme humaine dans la religion chamanique de l'Asie centrale.
2 : Tenger, ou Tengri, est le dieu suprême de la religion tengriste, le dieu du Ciel, qui s'oppose à la Terre-mère nommée Eje. Cette religion s'étend sur une grande partie de l'Asie centrale, tant historique que géographique. La signification de Tenger diffère selon les Chinois, les Mongols ou les Turcs, cependant, quelques dénominateurs communs existent, comme l'Arbre-Monde (différent d'Yggdrasil, lire l'Intermédiaire VII), les quatre directions (Nord, Sud...) ainsi que le soleil.
J'ai trouvé plus commode de l'imaginer en étoile, pour une résonance avec l'âme de Galsan.
3 : Ulaangom est le nom de la capitale de la province de Uvs, en Mongolie.
4 : la République de Tannou-Touva fait partie intégrante de la fédération russe.
5 : Upsa-Khol en touva, ou Uvs-Nuur en mongol, autrement dit le lac d'Uvs, est un lac faisant partie du patrimoine mondial de l'UNESCO. Etendu sur 70 000 km2, Upsa-Khol est l'un des lacs les mieux préservés des steppes et plus généralement de l'Eurasie. Il a la particularité d'être salé. Une toute petite partie du lac se situe en Russie.
6 : village localisé en Tannou-Touva, une dizaine de kilomètres à l'ouest de Torgalyg.
samedi 11 octobre 2008
Sur une suggestion de Monsieur K., j'ai rajouté des notes explicatives en bas de certains Intermédiaires précédents pas forcément abordables en première lecture ; opération qui sera systématiquement rééditée quand il sera jugé nécessaire. Vous pourrez plus facilement y jeter un coup d'œil en cliquant sur le libellé Intermédiaires (rubrique Parc à thèmes), sur la colonne de droite, ou directement ici.
Bonne lecture !
Et n'hésitez pas, si vous avez des questions.
Bonne lecture !
Et n'hésitez pas, si vous avez des questions.
Intermédiaire XIX
Le chef rendu cramoisi vitupéra :
- Non ! Vous n'êtes qu'une bande d'incapables ! Trouvez-moi autre chose ! Exécution !
D'instinct grégaire, le troupeau de mangakas (1) désespérés s'enfuit du bureau, aussi affolé qu'un banc de krill devant une baleine ; affrontant seul les phalènes acérées, Hiroo, les jambes en coton.
- Qu'est-ce que tu veux ? gronda le chef, sans se retourner.
- Je... J'ai peut-être une idée, chef ! bafouilla presque Hiroo (2) (en tout cas, il y eut des postillons). Puis, n'osant formuler un son, attendant une réponse, il sentit une douce chaleur moite poindre sous ses aisselles.
- Eh bien ! Parle !
- Oui !... Voilà : l'autre jour je parlais avec un ami vietnamien que j'avais rencontré il y a quelques années à l'université Meiji (3). Au cours de la discussion nous en sommes venus à évoquer les légendes vietnamiennes, parce que pour ma part il y a un attrait évident à connaître les mythologies de ses voisins, puisque...
- Abrège !
- Oui !! couina Hiroo, plus tendu que jamais. A un moment donné, il me dit soudain qu'il existe une légende en commun entre le Japon et le Viêt Nam. Il s'agit d'un pont-pagode situé à Hội An où reposerait un monstre gigantesque ayant sa tête en Inde et l'autre extrémité au Japon ! Ça m'a beaucoup intrigué, et j'ai approfondi mes recherches...
Par-dessus l'épaule de son chef, Hiroo tendit trois feuilles dactylographiées que son patron saisit prestement. Le mangaka sentit l'excitation bondir d'un cran, mais il se maîtrisa aussitôt, tâchant de garder bonne mesure en cet instant décisif. Il lorgna les traits du visage patronal, dont les globes oculaires parcouraient rapidement les lignes, guettant le moindre indice de changement d'humeur. Le chef se prénommait Haku (« blanc »), mais tout l'étage le surnommait Aku (« le mal ») à cause de sa propension à la colère. L'origine de ces excès colériques faisait l'objet d'interrogations triviales, entre collègues : absorption massive de café ? Ulcère récalcitrant ? Cocuage non digéré ?
- Mmmh, grommela le Mal, ce qui contracta Hiroo. Pourquoi des oiseaux comme personnages ?
- Il y a quantité d'oiseaux de par le monde, a fortiori du Japon à l'Inde, sans oublier les migrations, susceptibles d'être utilisées. On peut mettre en avant certains points physionomiques et de caractère : petit, gros, rapide, énergique, à côté de la plaque... Les oiseaux constituent un formidable vivier de personnages et de situations... J'avais imaginé une grue comme personnage principal...
Le chef réfléchit si longtemps que Hiroo finit par se racler discrètement la gorge.
- Trouve-moi un synopsis valable avant la fin de la journée !
- Oui, Monsieur ! Merci, Monsieur !
Hiroo souriait jusqu'aux oreilles en sortant du bureau.
- Non ! Vous n'êtes qu'une bande d'incapables ! Trouvez-moi autre chose ! Exécution !
D'instinct grégaire, le troupeau de mangakas (1) désespérés s'enfuit du bureau, aussi affolé qu'un banc de krill devant une baleine ; affrontant seul les phalènes acérées, Hiroo, les jambes en coton.
- Qu'est-ce que tu veux ? gronda le chef, sans se retourner.
- Je... J'ai peut-être une idée, chef ! bafouilla presque Hiroo (2) (en tout cas, il y eut des postillons). Puis, n'osant formuler un son, attendant une réponse, il sentit une douce chaleur moite poindre sous ses aisselles.
- Eh bien ! Parle !
- Oui !... Voilà : l'autre jour je parlais avec un ami vietnamien que j'avais rencontré il y a quelques années à l'université Meiji (3). Au cours de la discussion nous en sommes venus à évoquer les légendes vietnamiennes, parce que pour ma part il y a un attrait évident à connaître les mythologies de ses voisins, puisque...
- Abrège !
- Oui !! couina Hiroo, plus tendu que jamais. A un moment donné, il me dit soudain qu'il existe une légende en commun entre le Japon et le Viêt Nam. Il s'agit d'un pont-pagode situé à Hội An où reposerait un monstre gigantesque ayant sa tête en Inde et l'autre extrémité au Japon ! Ça m'a beaucoup intrigué, et j'ai approfondi mes recherches...
Par-dessus l'épaule de son chef, Hiroo tendit trois feuilles dactylographiées que son patron saisit prestement. Le mangaka sentit l'excitation bondir d'un cran, mais il se maîtrisa aussitôt, tâchant de garder bonne mesure en cet instant décisif. Il lorgna les traits du visage patronal, dont les globes oculaires parcouraient rapidement les lignes, guettant le moindre indice de changement d'humeur. Le chef se prénommait Haku (« blanc »), mais tout l'étage le surnommait Aku (« le mal ») à cause de sa propension à la colère. L'origine de ces excès colériques faisait l'objet d'interrogations triviales, entre collègues : absorption massive de café ? Ulcère récalcitrant ? Cocuage non digéré ?
- Mmmh, grommela le Mal, ce qui contracta Hiroo. Pourquoi des oiseaux comme personnages ?
- Il y a quantité d'oiseaux de par le monde, a fortiori du Japon à l'Inde, sans oublier les migrations, susceptibles d'être utilisées. On peut mettre en avant certains points physionomiques et de caractère : petit, gros, rapide, énergique, à côté de la plaque... Les oiseaux constituent un formidable vivier de personnages et de situations... J'avais imaginé une grue comme personnage principal...
Le chef réfléchit si longtemps que Hiroo finit par se racler discrètement la gorge.
- Trouve-moi un synopsis valable avant la fin de la journée !
- Oui, Monsieur ! Merci, Monsieur !
Hiroo souriait jusqu'aux oreilles en sortant du bureau.
1 : dessinateur de manga, la fameuse bande dessinée japonaise. La particule -ka signifie qui fait du /des, et qu'on retrouve dans judoka, karateka...
2 : petit clin d'œil à la communauté française que l'on peut croiser dans le quartier d'Hiroo à Tōkyō ; c'est aussi le quartier où l'on retrouve de nombreuses ambassades.
3 : nom d'une des trois plus prestigieuses universités privées du Japon.
mercredi 8 octobre 2008
Intermédiaire XVIII
Le jeune homme avançait d'un pas allègre dans le froid du mois de novembre, bien qu'il fît tout pour ne rien laisser paraître de sa bonne humeur. Il avait rendez-vous avec sa petite amie, mais pas une petite amie comme les autres ; ils vivaient dans une région du monde où le groupe ethnique importe beaucoup : elle était bosniaque, et lui croate.
La ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine est traversée par un fleuve glacial appelé Neretva ; Mostar-Est concentre une majorité de Bosniaques et l'ouest de la ville habite une forte population de Croates. Allez savoir comment ces deux jeunes s'étaient rencontrés ; ce que je sais, c'est qu'ils se plurent au premier coup d'œil ; l'amour frappe sans prévenir.
Lui refusa quelques jours d'admettre que la voir en esprit lui coupait l'appétit (symptôme patent), et quand il l'aperçut une seconde fois, il dut se détourner un instant pour dissimuler ses yeux humides. Un pan de ce qu'il crût connaître s'écroulait ; casser une tradition ne se ressent pas sans douleur.
Ils finirent par entrer en contact, chose plus aisée qu'elle ne le crût ; elle s'était forgée une foule d'invisibles obstacles. Seule sa grande sœur fut mise au courant, et après que cette dernière se fut renseignée sur le garçon par un moyen inconnu, la jeune fille reçut l'aval de son aînée. Tous se sentaient concernés par la guerre qui faisait rage, près de leurs frontières ; l'atmosphère restait tendue et vigilante.
Un éclair suivi d'un sifflement furent ce que le jeune homme perçut, précédant la retentissante explosion. Un moment abasourdi, il comprit que quelque chose était tombée là-bas, dans Mostar-Est ; un énorme panache de fumée s'éleva rapidement. Deux autres explosions fracassèrent le lourd silence ; ce n'était plus un accident, et il s'élança en direction du Vieux Pont, leur lieu de rencontre.
Il la trouva, en donnant du coude sur le Pont, et elle cria de surprise quand il l'enlaça. Ils n'osaient croire à ce qui commençait. Il l'entraînait au-delà du Pont ; une déflagration les souffla par derrière.
Un acouphène terrible dans les oreilles, le corps endolori, recouverte de gravats, elle se retourna sur le ventre et le chercha des yeux. Il bougeait piteusement, à sa droite. Faisant abstraction du reste, elle se mit debout et boitilla jusque lui.
- Lève-toi, hurla-t-elle, en lui tendant la main.
Avant que le missile leur tombe dessus, il put la saisir.
La ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine est traversée par un fleuve glacial appelé Neretva ; Mostar-Est concentre une majorité de Bosniaques et l'ouest de la ville habite une forte population de Croates. Allez savoir comment ces deux jeunes s'étaient rencontrés ; ce que je sais, c'est qu'ils se plurent au premier coup d'œil ; l'amour frappe sans prévenir.
Lui refusa quelques jours d'admettre que la voir en esprit lui coupait l'appétit (symptôme patent), et quand il l'aperçut une seconde fois, il dut se détourner un instant pour dissimuler ses yeux humides. Un pan de ce qu'il crût connaître s'écroulait ; casser une tradition ne se ressent pas sans douleur.
Ils finirent par entrer en contact, chose plus aisée qu'elle ne le crût ; elle s'était forgée une foule d'invisibles obstacles. Seule sa grande sœur fut mise au courant, et après que cette dernière se fut renseignée sur le garçon par un moyen inconnu, la jeune fille reçut l'aval de son aînée. Tous se sentaient concernés par la guerre qui faisait rage, près de leurs frontières ; l'atmosphère restait tendue et vigilante.
Un éclair suivi d'un sifflement furent ce que le jeune homme perçut, précédant la retentissante explosion. Un moment abasourdi, il comprit que quelque chose était tombée là-bas, dans Mostar-Est ; un énorme panache de fumée s'éleva rapidement. Deux autres explosions fracassèrent le lourd silence ; ce n'était plus un accident, et il s'élança en direction du Vieux Pont, leur lieu de rencontre.
Il la trouva, en donnant du coude sur le Pont, et elle cria de surprise quand il l'enlaça. Ils n'osaient croire à ce qui commençait. Il l'entraînait au-delà du Pont ; une déflagration les souffla par derrière.
Un acouphène terrible dans les oreilles, le corps endolori, recouverte de gravats, elle se retourna sur le ventre et le chercha des yeux. Il bougeait piteusement, à sa droite. Faisant abstraction du reste, elle se mit debout et boitilla jusque lui.
- Lève-toi, hurla-t-elle, en lui tendant la main.
Avant que le missile leur tombe dessus, il put la saisir.
N.B. : le Vieux Pont de Mostar, avec son quartier est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. La guerre de 1992 à 1995 atteignit Mostar en mai 1993, mais pour la commodité de cet Intermédiaire, je l'ai fait « attendre » novembre, où effectivement, le 9 novembre 1993, les bombardements croates détruisirent le Stari Most ; aujourd'hui entièrement rebâti avec les techniques d'époque (il fut érigé en 1565).
samedi 4 octobre 2008
Intermédiaire XVII
Salomé vit certainement le plus beau jour de sa vie : c'est la fin de l'Estado Novo (1). Elle le compare à l'ouverture d'une fenêtre longtemps condamnée d'un grenier poussiéreux, et elle danse, sa robe ondoyant dans le courant d'air.
Elle est née à Lisbonne le 8 mai 1945, jour de libération pour une grande partie du monde. Quatre jours auparavant, Salazar ordonna l'abaissement des drapeaux et une demi-journée de deuil lorsque la mort de Hitler lui parvint.
Quand Salomé apprit cela, combiné aux horreurs du IIIe Reich, elle fit de Salazar son ennemi personnel. Le calcul était simple : pas de mariage ni d'enfant tant que ce régime ne serait pas tombé. A défaut d'inciter à la révolte, elle lutta passivement avec son corps. Elle en découragea plus d'un.
La mort de Salazar à la fin juillet 1970 n'avait rien changé à ses convictions (dit-elle alors, à l'un de ses prétendants revenu à la charge). Caetano avait repris le relais ; un siège branlant, certes, mais le régime survivait.
Ce matin du 25 avril 1974, Salomé fut réveillée par le bruit de bottes sur les pavés ; curieuse, elle avait tout de même prudemment observé la rue, mais n'avait discerné que des ombres grises. Elle subodorait qu'elle ne fût pas la seule aux fenêtres.
Notilia vint frapper à sa porte sur le coup des huit heures.
- Les militaires se sont insurgés, souffla-t-elle hors d'haleine, et elle demanda l'allumage de la radio. Elle chercha la fréquence et tomba sur une voix masculine qui débitait un avertissement, celui de ne pas sortir dans la rue. Elles écoutèrent les nouvelles et bavardèrent fébrilement.
Les deux femmes décidèrent de descendre jusqu'au marché aux fleurs ensemble, angoissées ; divers petits groupes se formaient ici ou là. Elles purent vite se rendre compte de l'effervescence du marché, d'où s'échappaient des fragrances végétales et une agitation électrique. Les gens jetaient haut des bouquets, des chapeaux ; gestes d'une joie de vivre longtemps réprimée. On les accueillit avec un bouquet d'œillets (c'était la saison), et on leur désigna des soldats dont la fleur pointait au bout du canon de leur fusil.
Les militaires semblaient réellement s'être insurgés, en douceur, mais leurs supérieurs avaient œuvré dans la clandestinité la plus totale. Malgré l'enthousiasme qui l'animait, Salomé sut raison garder. L'Estado Novo coulait, les peuples colonisés devenaient libres ; mais l'armée persistait, et pour une pacifiste convaincue, cette victoire avait un goût aigre qui ne s'évanouirait pas totalement. La tumeur guerrière s'accrochait.
Mais elle ne voulut pas bouder son plaisir et, rayonnante, elle convainquit Notilia de la suivre jusqu'au pont Salazar (2), d'une part pour le fouler aux pieds, d'autre part pour offrir des fleurs aux passants dépourvus. Sur son chemin, aucun ne refusa. Certains les rejoignirent au pont, des voisins, qui apportaient leurs fleurs, leurs chants et leurs cavaquinhos (3) ; d'autres arrêtèrent leur véhicule sur le bord de la route et entrèrent dans la fête improvisée.
Elle est née à Lisbonne le 8 mai 1945, jour de libération pour une grande partie du monde. Quatre jours auparavant, Salazar ordonna l'abaissement des drapeaux et une demi-journée de deuil lorsque la mort de Hitler lui parvint.
Quand Salomé apprit cela, combiné aux horreurs du IIIe Reich, elle fit de Salazar son ennemi personnel. Le calcul était simple : pas de mariage ni d'enfant tant que ce régime ne serait pas tombé. A défaut d'inciter à la révolte, elle lutta passivement avec son corps. Elle en découragea plus d'un.
La mort de Salazar à la fin juillet 1970 n'avait rien changé à ses convictions (dit-elle alors, à l'un de ses prétendants revenu à la charge). Caetano avait repris le relais ; un siège branlant, certes, mais le régime survivait.
Ce matin du 25 avril 1974, Salomé fut réveillée par le bruit de bottes sur les pavés ; curieuse, elle avait tout de même prudemment observé la rue, mais n'avait discerné que des ombres grises. Elle subodorait qu'elle ne fût pas la seule aux fenêtres.
Notilia vint frapper à sa porte sur le coup des huit heures.
- Les militaires se sont insurgés, souffla-t-elle hors d'haleine, et elle demanda l'allumage de la radio. Elle chercha la fréquence et tomba sur une voix masculine qui débitait un avertissement, celui de ne pas sortir dans la rue. Elles écoutèrent les nouvelles et bavardèrent fébrilement.
Les deux femmes décidèrent de descendre jusqu'au marché aux fleurs ensemble, angoissées ; divers petits groupes se formaient ici ou là. Elles purent vite se rendre compte de l'effervescence du marché, d'où s'échappaient des fragrances végétales et une agitation électrique. Les gens jetaient haut des bouquets, des chapeaux ; gestes d'une joie de vivre longtemps réprimée. On les accueillit avec un bouquet d'œillets (c'était la saison), et on leur désigna des soldats dont la fleur pointait au bout du canon de leur fusil.
Les militaires semblaient réellement s'être insurgés, en douceur, mais leurs supérieurs avaient œuvré dans la clandestinité la plus totale. Malgré l'enthousiasme qui l'animait, Salomé sut raison garder. L'Estado Novo coulait, les peuples colonisés devenaient libres ; mais l'armée persistait, et pour une pacifiste convaincue, cette victoire avait un goût aigre qui ne s'évanouirait pas totalement. La tumeur guerrière s'accrochait.
Mais elle ne voulut pas bouder son plaisir et, rayonnante, elle convainquit Notilia de la suivre jusqu'au pont Salazar (2), d'une part pour le fouler aux pieds, d'autre part pour offrir des fleurs aux passants dépourvus. Sur son chemin, aucun ne refusa. Certains les rejoignirent au pont, des voisins, qui apportaient leurs fleurs, leurs chants et leurs cavaquinhos (3) ; d'autres arrêtèrent leur véhicule sur le bord de la route et entrèrent dans la fête improvisée.
1 : l'Estado Novo était un régime autoritaire conservateur, nationaliste, défendant l'empire colonial portugais, reposant sur les élites traditionnelles (l'Église, l'armée...). Salazar en est le créateur, en 1933.
2 : depuis renommé pont du 25 avril 1974
3 : ukulélé portugais
mercredi 1 octobre 2008
Intermédiaire XVI
La dernière chose que Karola devina par la fenêtre du train fut une bécasse d'Alaska, remplacée par la lumière fulgurante et fade de l'éclairage du tunnel. Un pont sous-marin, selon la publicité, mais ça ne sonnait guère juste ; peut-être à l'époque de l'ouverture au public ; les commerciaux avaient eu dans ce cas des goûts douteux.
Ceci étant, un tunnel entre la Russie et la république d'Alaska, ça en jetait. Il avait coûté la peau des fesses des contribuables, mais quelle vitrine ! Le détroit de Béring n'était plus praticable à pied, depuis belle lurette ; il était pourtant nécessaire de conserver un passage dans cet espace stratégique de premier ordre. Maintenant que le climat avait permis à l'océan Arctique de se réchauffer un peu, le prix du mètre carré sur les îles Aléoutiennes (1) grimpaient en flèche ! A croire que les tremblements de terre et les volcans éblouissaient d'exotisme !
Le nez de Karola frémit d'excitation.
Elle était promoteur immobilier, avait flairé avant bon nombre de collègues – disons : concurrents – qu'avec la fonte des glaces septentrionales, d'une part l'attractivité de la région allait croître, malgré le rythme solaire déroutant (la technologie permettait aujourd'hui un réglage du cycle diurne/nocturne tout à fait adapté, dans les habitations), d'autre part le transport des marchandises allait gagner un temps fou en coupant par les cercles polaires, et les manufactures pousser comme des champignons, à l'instar de la gangrène autour d'une plaie non traitée.
Il était possible de voyager de Barcelone, dernière ville vivable au sud de l'Europe, à cause de l'avancée des déserts, jusqu'à Washington, et ce en train ! Le bout de la ligne n'était plus New York ; Karla détestait New York, ou plutôt détestait le mur de vingt mètres de haut qui entourait la ville et l'enlaidissait irrémédiablement. A présent, elle se rendait à Vladivostok, désormais la ville la plus profitable.
Vladivostok avait son petit charme, il est vrai ; attendez que Sergueï Onéguine attrape le contrat de modernisation des boulevards ! On le surnommait le Haussmann russe (2), mais c'était encore bien en-deçà de son talent ! La guerre russo-japonaise pour l'île Sakhaline (3) n'avait pas épargné la ville, Sergueï saurait lui redonner son allant et sa personnalité. Il n'était pas talentueux – non, génial – seulement en architecture...
Karola avait affaire avec les individus les plus en vue, gagnait des sommes d'argent considérables, et ne possédait absolument aucun état d'âme. Son travail était sa bulle, sa vie. Quand elle découvrirait qu'elle était enceinte, sa vision du monde changerait. Brutalement.
Ceci étant, un tunnel entre la Russie et la république d'Alaska, ça en jetait. Il avait coûté la peau des fesses des contribuables, mais quelle vitrine ! Le détroit de Béring n'était plus praticable à pied, depuis belle lurette ; il était pourtant nécessaire de conserver un passage dans cet espace stratégique de premier ordre. Maintenant que le climat avait permis à l'océan Arctique de se réchauffer un peu, le prix du mètre carré sur les îles Aléoutiennes (1) grimpaient en flèche ! A croire que les tremblements de terre et les volcans éblouissaient d'exotisme !
Le nez de Karola frémit d'excitation.
Elle était promoteur immobilier, avait flairé avant bon nombre de collègues – disons : concurrents – qu'avec la fonte des glaces septentrionales, d'une part l'attractivité de la région allait croître, malgré le rythme solaire déroutant (la technologie permettait aujourd'hui un réglage du cycle diurne/nocturne tout à fait adapté, dans les habitations), d'autre part le transport des marchandises allait gagner un temps fou en coupant par les cercles polaires, et les manufactures pousser comme des champignons, à l'instar de la gangrène autour d'une plaie non traitée.
Il était possible de voyager de Barcelone, dernière ville vivable au sud de l'Europe, à cause de l'avancée des déserts, jusqu'à Washington, et ce en train ! Le bout de la ligne n'était plus New York ; Karla détestait New York, ou plutôt détestait le mur de vingt mètres de haut qui entourait la ville et l'enlaidissait irrémédiablement. A présent, elle se rendait à Vladivostok, désormais la ville la plus profitable.
Vladivostok avait son petit charme, il est vrai ; attendez que Sergueï Onéguine attrape le contrat de modernisation des boulevards ! On le surnommait le Haussmann russe (2), mais c'était encore bien en-deçà de son talent ! La guerre russo-japonaise pour l'île Sakhaline (3) n'avait pas épargné la ville, Sergueï saurait lui redonner son allant et sa personnalité. Il n'était pas talentueux – non, génial – seulement en architecture...
Karola avait affaire avec les individus les plus en vue, gagnait des sommes d'argent considérables, et ne possédait absolument aucun état d'âme. Son travail était sa bulle, sa vie. Quand elle découvrirait qu'elle était enceinte, sa vision du monde changerait. Brutalement.
1 : fait partie de la ceinture de feu du Pacifique
2 : Haussmann, préfet de police de Paris sous le Second Empire, fut l'initiateur du plan de rénovation de la capitale française et ses grands boulevards (un moyen comme un autre d'empêcher les barricades lors d'émeutes) ; il n'a pas hésité à détruire la maison parisienne qui l'avait vu naître.
3 : l'île Sakhaline est un enjeu territorial pour les Russes et les Japonais depuis le XVIIe siècle. Elle est située au nord de l'île de Hokkaido et le long du rivage oriental de la Russie. Staline l'a complètement annexée en 1945.
Oui, ce journal électronique recèle de textes qui sont malgré tout ma propriété. Si vous souhaitez en utiliser un, contactez-moi grâce à l'adresse suivante : sacred.fire.blogspot@gmail.com
Merci !
Yohann ©®™☺☼♥♫≈(2003-2009)
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