lundi 24 décembre 2007

VII – Steppes céruléennes

En hommage à Julien Gracq.

La couleur du sable est passée du blanc ivoire au gris nuageux. Gaya se penche, plante ses doigts et en retire une grosse motte. Lorsqu'elle l'écrase, ce n'est pas grain par grain mais par petits tas qu'elle s'éparpille ; les restes de la motte collent dans le creux de la main. Gaya s'essuie négligemment sur sa robe.

De même que l'empreinte de ses pieds est beaucoup plus précise que là-haut, sa piste est facilement repérable une fois sur la bande de sable argentée.

Le ruisseau s'étend sur celle-ci, avant d'être absorbé par ce gigantesque et brillant cours d'eau. L'harmonie des teintes entre la mer et le sable est éblouissante de naturel : le passage de l'une à l'autre enthousiasme Gaya par son implicite beauté. Ce qui l'étonne davantage, c'est l'absence de différentiation entre la mer et le ciel. Pas l'ombre d'une ligne colorée de séparation à l'horizon, même en forçant la vue. Les deux espaces, plongeant l'un dans l'autre, sont liés de telle manière qu'il en a toujours été ainsi : voilà ce que Gaya en pense. Même couleur, rôle distinct, symbiose totale. Une boule de joie et d'excitation s'attarde dans sa gorge, avant qu'elle ne s'avance dans le ruisseau.

Un frisson lui remonte l'échine au moment où ses pieds captent la fraîche température de l'eau. Sa peau est tiraillée, picote. Elle remue des orteils et ce sont tous les interstices de ceux-ci qui se mettent à la chatouiller irrésistiblement.

Le froid l'anesthésie progressivement, une sensation gourd s'emparant de son épiderme. Gaya marche, soulève des panaches de sable étincelant emportés par le courant, s'enlise dans un coussin moelleux.

Sa robe est trempée jusqu'aux genoux, et la gêne. Elle sort du cours d'eau, cherche et trouve une parcelle de sable sec, retire son habit par le col et l'étale par terre en disposant ses chausses à côté.

La voilà nue, en proie aux légers souffles venant du large, aux dards réchauffants du soleil. D'ailleurs elle se rend compte que sortir de l'eau lui a permis d'insuffler de nouveau la vie dans ses pieds, devenus presque insensibles ! Embrassant son corps pour la première fois de la vue, Gaya le parcourt lentement du bout des doigts : ventre, jambes, bras, dos. Ses cheveux la frôlent jusqu'au bassin, et lorsqu'elle tire sur l'un d'entre eux, un picotement l'assaille en haut du crâne, ce qui lui arrache un petit rire.

S'approchant de la mer en longeant le ruisseau, Gaya s'arrête à la limite d'échouage des vagues. Cette monumentale flaque la rebute un peu, l'effraie même, quand soudain un écoulement chaud submerge ses pieds : une vague s'y est fracassée. Cette agonie rassurante l'invite à progresser plus avant, ce qu'elle fait, toute inquiétude évanouie.

Des cris plaintifs et lointains descendent vers elle, l'enfant lève la tête : une innombrable nuée de volatiles blancs papillonnent dans les airs et s'éloignent à tire-d'aile.

Pour une raison qui lui échappe, ce spectacle étrange lui sert un peu le cœur, mais une seconde vague vient lui lécher les orteils en mourant. Gaya rentre dans la mer.

lundi 10 décembre 2007

VI - De glaise

Elle se remet debout. Toute pantelante, Gaya contemple dans un premier temps le ruisseau et d'un air béat, tourne et retourne lentement ses petites mains luisantes.

Pendant un instant d'éternité, Gaya ne sait plus où elle est. Une émotion l'envahit peu à peu, qui fait trembloter son corps. Sa vue se brouille, une chaude larme s'écoule de chaque oeil, une main posée sur la bouche étouffe un sanglot.

Son esprit s'est fixée sur la sublime simplicité créatrice de l'eau, et ses frêles barrières émotives ont subitement cédé. Cette difficulté à respirer, ce souffle court, ces brusques goulées d'air sont douloureusement calmés. Le cœur affolé, le sang tambourine dans les tempes jusqu'à l'apaisement. Le goût salé des larmes passe entre ses lèvres, qu'une langue a instinctivement fouetté. Un index vint furtivement essuyer les yeux.

Parfois, elle ne pourrait contrôler ses émotions. Ce fut exquis.


Mélancolique, le cours d'eau l'avait surtout rendue songeuse. L'eau et la vie, si profondément, si intimement liées que c'en était insupportablement beau... Pourtant, quelque chose l'intriguait... Mais elle chassa ces idées hors de sa tête, le moment suivant une expérience émotive (et physique) si forte et nouvelle ne lui paraissant pas adéquat à la réflexion.

Elle décida de marcher, voulant évacuer cette torpeur qui l'accablait ; elle accompagna le ruisseau dans sa course vers ce but inconnu.


Le paysage a changé. Le ruisseau contourne la colline. Un étrange bruit se fait insistant à mesure que Gaya marche, semblable à une longue inspiration, presque un soupir. L'air n'est plus tout à fait le même, non plus : il s'est vivifié, paraît cinglant et sec ; sa texture également, ce vent a le goût de ses larmes.

D'un coup, le soupir devient davantage hâché et lui emplit totalement les oreilles. Gaya débouche de derrière un rocher et, moins aveuglée que surprise, se protège les yeux de la main. Ceux-ci étant clos, elle peut voir la marque blanche que la surface scintillante lui a imprimée virant au jaune.

A travers le filtre créé par ses doigts, elle regarde un immense champ bleu remuant et mouvant. S'habituant aux multiples reflets, Gaya peut continuer son chemin qui, lui aussi, se transforme : l'herbe ne pousse plus sur de la terre marron mais sur une matière étrangement friable, fine, qui s'écoule comme de l'eau entre les doigts. Ces grains sont tout petits !

Sans compter qu'elle s'enfonce là-dedans lorsqu'elle marche, qu'elle manque quelquefois tomber car ce sol bosselé n'est pas d'une stabilité exemplaire ; par contre, une fois qu'elle eût enlever ses chausses, la sensation du sable tiède se frictionnant agréablement autour de ses pieds est merveilleuse ! Un sourire de contentement flotte sur le visage de Gaya.

Là-bas, le ruisseau semble se confondre avec l'étendue bleue.

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